Chroniques

par bertrand bolognesi

Идиот | L’idiot
opéra de Mieczysław Weinberg

National Theater, Mannheim
- 27 juin 2013
à Mannheim, nous découvrions L'Idiot, opéra de Mieczysław Weinberg
© hans jörg michel

Dostoïevski à l’opéra, c’est Le joueur de Sergueï Prokofiev [lire notre chronique du 25 janvier 2009 et notre critique du DVD], de pure fiction, et De la maison des morts de Leoš Janáček, largement inspiré par l’exil du romancier russe au bagne d’Omsk, au milieu du XIXe siècle [lire notre chronique du 16 juillet 2007]. Dans ce passionnant corpus puise également un autre ouvrage que signait en 1985 un compositeur « soviétique » encore mal connu en Europe, malgré la résurrection de La passagère (1967), d’après l’œuvre de la Cracovienne Zofia Posmysz-Piasecka [lire notre critique du DVD], et celle du Portrait (1980), d’après Gogol, au Bregenzer Festspiele (2010 pour le premier, le second en 2011).

D’origine moldave, Mieczysław Weinberg naquit à Varsovie en 1919 d’où il dut fuir pour Minsk l’envahisseur allemand et ses lois nazies, une vingtaine d’années plus tard. Les troupes hitlériennes envahissant la Biélorussie en juin 1941, il s’échappe encore, pour l’Ouzbékistan, cette fois. Il écrit sa Symphonie Op.10 n°1 en 1942 à Tachkent, et la dédie à l’Armée Rouge. Frans C. Lemaire nous l’enseigne, dans Le destin russe et la musique (Fayard, 2005) : c’est dès l’envoi de cette partition de jeunesse à Dmitri Chostakovitch que naquit l’amitié indéfectible qui lierait pour toujours les deux musiciens. Le catalogue de Weinberg comprend plus de cent cinquante opus ; écrit de 1985 à 1989 d’après le célèbre roman de Dostoïevski (1868), L’Idiot en est le cent quarante-quatrième. Incomplètement joué une première fois en décembre 1991 à Moscou, L’Idiot connut sa création mondiale ici, au National Theater de Mannheim, le 9 mai dernier.

Dès l’Ouverture, l’auditeur pense à la musique de Chostakovitch avec laquelle celle de Weinberg partage vigueur, gravité et ironie, mais encore cette inspiration juive dont il renseigna lui-même son aîné. Du reste, le compositeur possède sa propre manière dont le lyrisme s’apparente à celle de Grażyna Bacewicz, son ainée de dix ans. L’exécution de ce soir révèle encore une certaine façon de concevoir l’écriture pour cordes et pour percussion qui n’est pas sans rappeler Benjamin Britten – cette constatation se fait plus évidente encore dans le Requiem Op.96 de 1967, par exemple. Via les Trois psaumes Op.120 (pour soprano et quatuor à cordes, sur les vers de Lermontov) de 1977, la saisissante complainte de Rogojine (Acte IV) lorgne encore du côté de Chostakovitch de la fin, celui de la désertique Sonate pour alto et piano Op.147 (1975). De fait, la partition est dédiée « à la mémoire de Dmitri Dmitrievitch Chostakovitch ».

De même que ceux du Portrait et de La passagère, le livret de L’Idiot fut confié à Alexandre Medvedev, un ami du compositeur. En près de trois heures et demi, il restitue la trame de Dostoïevski en quatre actes parfaitement proportionnés. On croise d’abord une fidélité linéaire à la succession des scènes d’un roman dont il libère la nature proprement théâtrale de tout bavardage pour en garder l’essentiel. Du coup, les éléments étant solidement posés, il brosse rapidement les atermoiements des Livres III et IV de l’original dans un vertigineux précipité jusqu’au meurtre conclusif. Encore ce livret souligne-t-il l’existence des doubles opposés Aglaïa et Nastasia, entre la pure à dévoyer et la dévoyée à sauver. La question se pose autrement, l’impureté d’Aglaïa à manipuler le Prince s’imposant assez clairement face à la pureté de Nastasia à préférer souffrir son lot dans le monde sordide qu’elle déclare devoir être le sien. Mieczysław Weinberg suggère bien des interprétations à de complexes interrogations morales, tant par le recours à certaines couleurs instrumentales que par le grand lyrisme de l’écriture vocale. Ainsi l’incongruité absolue du surgissement épileptique du Livre II, par exemple, se traduit-elle par une gravité à mille lieux de l’irrésistible humour qu’elle contenait, et c’est précisément là que la tragédie fait son entrée. Perçue une première fois lors de l’apparition des dames Epantchine, une mélancolie profondément mahlérienne, proche du Concerto en si bémol majeur pour trompette et orchestre Op.94 (1967), se radicalise et impose progressivement un pessimisme noir.

Ayant dû lui aussi s’échapper de la mise en application de l’Arierparagraph (lois de Nuremberg, 1935), le chef d’orchestre Kurt Sanderling s’installait dès 1936 en URSS. Il fit sa carrière à Leningrad et Moscou pendant vingt-quatre ans avant de retrouver à Dresde sa terre d’origine, alors sous la bannière demokratische. Ses fils Michael (Berlin, 1967), Stefan (Berlin, 1964) et Thomas (Novossibirsk, 1942) sont tous trois chefs d’orchestre. C’est à la baguette de Thomas (qui dirigea les premières est-allemandes des dernières symphonies de Chostakovitch) qu’est confiée la présente fosse. L’Orchester des Nationaltheater Mannheim arbore un sain équilibre des pupitres, une pâte de cordes assez luxueuse, une tendresse définitive lors des évocations amoureuses et des repentirs (l’échange des croix, par exemple).

Cette création bénéficie d’un excellent plateau vocal, à l’exception du Gania un peu engorgé et nettement mal à son aise d’Uwe Eikötter. Cornelia Ptassek offre une fraîcheur de ton et une opulence bienvenues au rôle d’Alexandra, dans la ballade du Chevalier pauvre, charmante. On applaudit l’Epantchine rondement ténu du bien chantant Alexandre Vassiliev, de même que la Varia généreusement impactée de Katharina Göres. Le confortable format vocal d’Elzbieta Ardam fait merveille en Mme Epantchina, avec un timbre chaleureux, enveloppant même, et une présence dramatique évidente. Le quatuor de tête convainc haut la main, avec le Lebedev percutant de Lars Møller, grand souffle et malléabilité de l’instrument, Ludmila Slepneva dont le riche soprano dramatique livre une Nastasia fulgurante, Steven Scheschareg en robuste Rogojine, baryton-basse expressif et fort investi dans la nuance musicale et la composition scénique, enfin le Prince Mychkine clair, incisif, souple et flamboyant de Dmitri Golovnin, simplement bouleversant.

Avec la complicité de Thilo David Heins pour les quelques inserts vidéastiques, de Falk Bauer pour les costumes et de Stefan Mayer pour le décor, Regula Gerber (Generalintendantindu National Theater) signe une mise en scène discrètement inventive qui révèle le caractère délicieusement excessif de L’idiot. Les personnages sont « loyalement » composés, pour ainsi dire, par la mise comme par la posture corporelle de chacun. Un espace aussi vite construit que déstructuré rythme les rapides changements de scènes, dans une étourdissante et judicieuse rotation des éléments de décor. Ici, l’action ne se laissera pas franchement dater, laissant deviner peut-être qu’elle se passe dans les années soixante à quatre-vingt, en URSS ou en RDA. La fête chez Nastasia atteint des sommets. Devant le cadavre de Nastasia, Mychkine et Rogojine, couchés sous une seule couverture, achèvent dans l’hébétude la représentation.

BB