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Chroniques
Иоланта | Iolanta – Мавра | Mavra
opéras de Piotr Tchaïkovski et d’Igor Stravinsky
Quelle bonne idée d’avoir rassemblé deux ouvrages lyriques russes en un acte ! On sait, toutefois, la difficulté d’associer quoi que ce soit à Iolanta de Tchaïkovski, conte d’une telle densité qu’il se suffit à lui seul, quand bien même ne dure-t-il que cent minutes environ, ce qui ne répond pas aux critères commerciaux qui font une soirée à l’opéra. Après qu’il a été combiné tour à tour à Mozart et Salieri (Rimski-Korsakov), à Perséphone (Stravinsky), au Château de Barbe-Bleue (Bartók) et même à Casse-noisette [lire nos chroniques du 27 mai 2018, du 13 mai 2016, du 14 février 2015 et du 14 mars 2016], voici qu’on l’assortit à Mavra, pantomime buffa de Stravinsky. Mais quelle idée saugrenue que de fusionner les deux pièces par l’effort d’un tissage laborieux qui, plutôt que de les attacher de part et d’autre d’un entracte, les amalgame en un seul mouvement… Le destin de la princesse provençale n’a guère à voir avec l’ingéniosité polissonne de la Parascha de Pouchkine. C’est donc en recourant à un artifice théâtral des plus lourds mais parfaitement inefficace, voire inepte, qu’Axel Ranisch marie hardiment la carpe et le lapin. Qu’est-il donc passé par la tête de ce brillant artiste dont nous avions tant apprécié, l’été dernier, l’Orlando paladino [lire notre chronique du 27 juillet 2018] ? Lui seul le sait… ou non, peut-être.
Un double dispositif scénique, révélé par une tournette, a été construit par Falko Herold, également signataire des costumes. La tendre mélopée initiale de l’acte tchaïkovskien ouvre la représentation sur une cuisine frustre surmontée d’une estrade où joue un concertino perruqué et poussiéreux (flûte, clarinette, violon, contrebasse et piano). Les contours de la maison de Parascha se dessinent comme sous l’action d’une craie invisible, alors que retentit le faux choral de la comédie. Tandis qu’en surplomb de la scène Iolanta joue avec les marionnettes de la jeune fille et de son hussard amoureux, ces derniers font leur théâtre, arborant d’énormes têtes grotesques indiquant au sémaphore que nous ne sommes pas dans une séquence seria. À la fin de l’air, les musiciens du plateau s’endorment d’un coup et le dispositif tourne. En passant dans le nouvel espace – une sorte de serre au sol jonché de pétales rouges, dont la dominante est vieil-or, comme témoin discret du merveilleux ; quelques musiciens sont également réunis dans une soupente qu’on oublie vite –, la Mère devient Martha, gouvernante de la jeune aveugle qu’on découvre sur son lit. Une armada de gamines envahit les lieux pour le chœur d’enfants, soigneusement préparé par Stellario Fagone. On aperçoit quelques gestes d’exaspération chez les suivantes Brigitta et Laura. Pendant la berceuse, un vol de poissons est projeté sur la rotonde postérieure – un rêve débute… Nouvelle tournette, qui fait place à des roses dans une légère brise. Bertrand lit sous un réverbère contemporain, quand retentissent d’altières sonneries. Revolver en main, le farouche Portier du château accueille l’officier Alméric. Le roi René, longue chevelure et manteau pesant sur redingote grise, fait son entrée avec sa cour : une vieille dame dans un fauteuil roulant, des gardes qui malmènent le médecin maure, cagoulé et captif. Au fil de son air le point de vue vidéographique descend le long des roses, approche les racines, entre en terre, comme pour atteindre les origines du mal, tandis que l’image de la patiente flotte en apesanteur, dans des limbes indéfinis.
On retrouve Stravinsky. La Mère parlemente avec la Voisine, comme elle poupée de chiffons que coiffent grossièrement quelques fils laineux. Soudain machinistes, les chanteurs d’Iolanta installent la cuisine. Sorties les anciennes, la nouvelle cuisinière, Mavra dont le fichu ne cache point les fringantes moustaches du Hussard, trousse Parascha sur la table, sans se faire prier, tandis que Bertrand, toujours à lire en touche droite, fait son coquin de voyeur, l’œil à peine dissimulé par les pages. Dans le charmant théâtre rococo de François de Cuvilliés surviennent les deux chevaliers bourguignons. Après que le décor a tourné une nouvelle fois, ils découvrent la belle Iolanta, endormie dans la serre. Désormais, les personnages des arguments vont s’inviter : ainsi les pantins lubriques de Mavra valsent-ils allègrement au clair de lune durant la déclaration amoureuse de Vaudémont. L’on n’en finirait pas de narrer cette curieuse tresse des deux œuvres… sur des modes radicalement différents, elles parlent du pouvoir de l’amour, montrant une amoureuse qui ose braver de ses subterfuges la surveillance maternelle et le qu’en-dira-t-on rural et une aveugle qui recouvre la vue pour sauver celui qu’elle aime. Pourtant, Axel Ranisch décide de s’écarter du livret du bon Modeste (d’après Henrik Hertz) : ici, l’obscurité ne quitte pas Iolanta qui feint la guérison, et Vaudémont, qui s’en rend compte, se crève les yeux avec une dague pour voir comme elle, pour ainsi dire. À ce trait forcé répond la manipulation des têtes postiches où s’humanisent les protagonistes de la farce, bien qu’après l’édifiant final de Tchaïkovski il ne semble guère loisible d’ajouter une note.
Si la scène ne convainc point, la musique s’avère fort bien servie. À commencer par les excellents instrumentistes du Bayerisches Staatsorchester que ces versions chambristes mettent en valeur – adaptations de Mavra par Paul Phillips (2010) et d’Iolanta par Richard Whilds (2019). À leur tête, la brillante Alevtina Ioffe cisèle minutieusement une interprétation qui, à la faveur du montage décrit plus haut, mène Tchaïkovski vers la modernité en rétrogradant Stravinsky vers une teinte plus dix-neuvièmiste que d’accoutumé.
Une douzaine de jeunes chanteurs de l’Opernstudio der Bayerischen Staatsoper, dont nous applaudissions ici-même le passionnant duo Křenek-Ullmann, il y a tout juste un an [lire notre chronique du 15 avril 2018], défendent vaillamment cette production. On y apprécie le soprano Anaïs Mejías en Brigitta joliment timbrée, le mezzo Natalia Kutateladze qui prête une couleur très présente à la Voisine et à Laure, le ténor clair de Caspar Singh en Alméric [lire notre chronique de Capriccio] et le chant élégant du baryton Oğulcan Yılmaz dans le rôle du mage Ibn-Hakia. La chaleureuse rondeur de timbre de Noa Beinart est idéale en Martha et en Mère. On retrouve le puissant Markus Suihkonen dans le rôle du roi René [lire nos chroniques de Das Wunder der Heliane, Le duc d’Albe, Parsifal et Le joueur]. La partie de Vaudémont est confiée au ténor chinois Long Long qui possède l’éclat nécessaire à la défendre mais doit encore apprendre à nuancer plus finement.
Cinq incarnations retiennent tout particulièrement l’écoute. Boris Prýgl triomphe en Robert de Bourgogne, déployant un baryton-basse souple et robuste, fort charismatique [lire notre chronique d’Il trittico], la basse solide et positivement envahissante d’Oleg Davydov offre un chant parfaitement maîtrisé à Bertrand, personnage plus construit que d’habitude, l’agile Anna El-Khashem fait merveille en Parascha et le soprano estonien Mirjam Mesak livre un phrasé généreux et un legato sensuel à une Iolanta infiniment lyrique. Enfin, LA voix de la soirée s’appelle Freddie De Tommaso : spinto à souhait, voilà un ténor qui illumine les lignes du Hussard – bravo ! Cette expérience a le mérite de former de jeunes artistes et de montrer pour la première fois à Munich l’opéra de Stravinsky. Elle nous a décidément convaincus que mieux vaut donner Iolanta seul [lire nos chroniques des production de Toulouse et de Nancy].
BB