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Chroniques
Иоланта | Iolanta
opéra de Piotr Tchaïkovski
Remarqué à Anvers (Vlaamse Opera) il y a trois ans pour sa réalisation du Roi Candaule de Zemlinsky (Der König Kandaules, 1936), l’Ukrainien Andriy Zholdak est avant tout homme de théâtre. Depuis trente ans, il explore un répertoire hétéroclite à travers lequel il interroge profondément notre société : en passant par Tchekhov, Gogol et Dostoïevski, il s’aventure aussi bien vers Kafka, Strindberg, Büchner ou Mérimée que vers Shakespeare, Edward Albee et HenryMiller, tout en servant l’œuvre de son compatriote Volodymyr Vynnytchenko (1880-1951), plus connu en tant que politicien indépendantiste (1918 et 1919) qu’en tant qu’écrivain, bien qu’il fut l’auteur d’une dizaine de romans et d’environ vingt pièces de théâtre. En 2012, il aborde le genre lyrique avec Eugène Onéguine, dans ce Théâtre Michel (ouvert en 1833), non sans faire un peu grincer les dents. Depuis, il a signé L’elisir d’amore (Donizetti) pour la scène polonaise (Poznań), tandis que la maison pétersbourgeoise lui confiait une nouvelle production d’Iolanta qui provoquait un petit scandale.
Près de deux mois après notre confrère qui la découvrit à l’occasion de la première française de L’enchanteresse à Lyon [lire notre chronique du 15 mars 2019], à notre tour d’aborder la sphère Zholdak, avec le dernier opéra de Tchaïkovski, conçu en 1891 d’après une pièce du Danois Henrik Hertz (Kong Renes Datter, 1845) et créé au Mariinski le 18 décembre 1892, en lever de rideau de Casse-Noisette [lire notre chronique du 14 mars 2016].
Dans le silence, le célèbre compositeur russe écrit sa partition à table, dans la vidéo de Gleb Filshtinsky, projetée sur un écran géant. Les premières mesures de l’ouvrage en un acte sont bientôt inscrites, la mélopée mélancolique commence, sous la battue de l’excellent Mikhaïl Tatarnikov [lire nos chroniques de Francesca da Rimini, Snegoroutcha, Le démon et Samson et Dalila]. Tout du long des cent minutes de représentation, le regard hésite, tant le travail vidéographique de Filshtinsky, également responsable de la lumière, brouille adroitement la perception de la scénographie construite par Andriy Zholdak et son fils Daniel. Où sommes-nous ? Qu’est-ce qui est palpable de ce que nous voyons ? Dans quels espaces évoluent les personnages ? C’est un tour de force qui nous plonge dans le monde intérieur du rôle-titre, jeune aveugle dont les repères spatiaux diffèrent forcément. Rien n’est vrai et tout est vrai, comme la traversée des cloisons ou la lumière qu’on touche. Cette maîtrise admirable de la fantasmagorie entraîne un onirisme amoureux peuplé d’anges et de fantômes que manipule Tchaïkovski qui rêve son théâtre. Le culte orthodoxe infiltre subtilement l’action où, pour combattre la cécité de sa fille, un roi en appelle aux savoirs occultes, quand bien même viendraient-ils des confins de l’Oural. Une puissante spiritualité habite le miracle, dotée d’une sincérité incroyable que d’aucuns estimeront naïve quand elle pourrait bien être un acte de foi – en l’Art si ce n’est en Dieu.
Les choix de distribution s’avèrent judicieux, en tout point, à commencer par le soprano Gelena Gaskarova, déjà applaudi en France, dont deux fois dans le rôle-titre [lire nos chroniques des productions toulousaine et nancéienne, ainsi que d’Aleko]. Avec une émission facile et un timbre chaleureux, elle magnifie la partie d’Iolanta, servie par une intonation infaillible et une présence en scène fort touchante. Très investie, la jeune basse Alexander Bezrukov livre un roi René généreusement lyrique dont émeut la volonté de guérir l’enfant. Le baryton-basse Alexander Kouznetsov présente un Ibn-Hakkia extrêmement sonore dont les pouvoirs magiques semblent transiter par la voix. Bravo également au Robert de Bourgogne d’Alexander Shakhov et, surtout, au Vaudémont lumineux de Sergueï Kuzmin – une voix qui, à elle seule, redonne la vue. Les chanteurs sont soutenus par la lecture sensible et attentive de Mikhaïl Tatarnikov.
KO