Chroniques

par laurent bergnach

Князь Игорь | Le prince Igor
opéra d’Alexandre Borodine

The Metropolitan Opera HD Live / Gaumont Capucines, Paris
- 1er mars 2014
Le prince Igor, production du Met' au Gaumont Capucines
© cory weaver | metropolitan opera

Friand de chimie, d’histoire et d’ethnologie, le docteur en médecine Alexandre Porfiriévitch Borodine (1833-1887) se considère comme un « compositeur du dimanche », écrivant des notes pour se délasser ou lorsque la maladie l’empêche de donner des conférences – « j’espère que vous allez mal », lui disent ses amis. Créatif depuis l’enfance, doté d’une solide maîtrise instrumentale (piano, flûte, violoncelle), cet autodidacte nous laisse quelques trésors incontournables parmi lesquels deux quatuors à cordes (achevés entre 1879 et 1881), le poème symphonique Dans les steppes d’Asie centrale (1880) dédié à Liszt ou encore Le prince Igor, opéra en quatre actes avec prologue qui l’occupe près de deux décennies, mais qui reste inachevé à sa mort. L’ouvrage est néanmoins créé au Théâtre Mariinski (Saint-Pétersbourg), le 4 novembre 1890, dans une orchestration signée Glazounov et Rimski-Korsakov.

Moins hostile que ses confrères du Groupe des Cinq à l’emprise germanique sur la musique nationale, Borodine se détourne des contes fantastiques appréciés par ses compatriotes dans ces années-là – Tcherevitchki (1887), Mlada (1892), Sadko (1898), Le coq d’or (1909), etc. – pour s’approcher d’une veine historique toujours vivace, défendue par Moussorgski qu’il aimait tant – Boris Godounov (1874), Khovantchina (1886). C’est dans Le dit de la campagne d’Igor (Слово о полку Игореве), poème épique contant une défaite militaire du prince de Sévérie (1185), qu’il puise l’histoire d’un héros, prisonnier de l’envahisseur polovtsien, et de sa compagne, moderne Pénélope dont le propre frère intrigue pour occuper un trône vacant.

Ce conquérant malheureux, Dmitri Tcherniakov choisit d’en faire un personnage présent et profond, dans la lignée de la littérature intimiste du XIXe siècle. À l’heure du bilan de milieu de vie, blessé au combat – film en noir et blanc esthétisant –, l’homme mûr délire et imagine ce qu’est le bonheur : un champ de douze mille coquelicots où il croise une épouse rassurante, son fils ayant rencontré l’amour ainsi qu’un adversaire jovial qui lui propose des alliances. Sur cette « île d’Alcina » à l’écart du temps, les célèbres danses de l’Acte II trouvent naturellement leur place. Le reste de l’ouvrage se déroule entre les murs blancs du palais où s’épanouissent tant de leitmotivs tcherniakoviens horripilants, ambiance de débauche et gestes consolateurs en tête. Mais l’ensemble est plus sobre que dans les récents Kitège (Amsterdam, 2012) et Khovantchina (Munich, 2007).

Mis à part Mikhaïl Vekua (Ovlour) franchement défaillant, la distribution est excellente, à commencer par les trois basses réunies : Mikhaïl Petrenko (Galitski), d’une clarté et d’une puissance jamais agressive, Stefan Kocán (Khan Kontchak) au grave musclé et Vladimir Ognovenko (Skoula), pilier bien connu de l’opéra russe (Opritchnik, Le joueur, Le nez, etc.). Ildar Abdrazakov (Igor) est un baryton sain et vaillant sans faille aucune, le ténor Andreï Popov (Iérochka) s’avère des plus fiables, tandis qu’Anita Rachvelishvili (La fille du khan), future Carmen sur ces planches, est un mezzo follement chaud et coloré. Si Barbara Denver (La nourrice) fréquentait déjà le Met’ il y a vingt ans, Oksana Dyka (Iaroslavna) et Sergueï Semishkur (Vladimir) y font ici leur débuts, elle avec un chant attachant, large et évident, lui très souple et nuancé. Signalons enfin le bel impact du chœur et la lecture dynamique de Gianandrea Noseda.

LB