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Chroniques
Леди Макбет Мценского уезда | Lady Macbeth de Mzensk
opéra de Dmitri Chostakovitch
Continuant cette sorte de voyage chostakovien entrepris il y a une semaine avec la Katerina Ismaïlova de 1963 donnée en concert au Théâtre du Châtelet et continué hier à Massy avec la tournée de l’Hélikon [lire notre chronique], nous concluons à Genève avec la reprise de la production montée au Grand Théâtre en 2001. Est-il si fréquent de pouvoir assister à un spectacle qui sait aussi bien que celui-ci profiter des talents qu’il réunit ? Car tout y est : une distribution remarquable, une mise en scène sensible et intelligente, une direction musicale qui mène le drame.
Ainsi rencontrons-nous un Boris luxueusement distribué : Vladimir Matorin donne un Ismaïlov bien ancré au sol, libérant la voix que l’on sait et qui va de soi, tout en ménageant au personnage une crédibilité qui l’humanise (ce qui ne veut certes pas dire qu’elle le rende positif) – c’est très important, car en montrant des protagonistes qui pourraient être réels, on construit une action sous les yeux d’un public qui peut la croire et s’en émouvoir. De même Zinovi, le fils, est-il réellement amoureux de la belle Katerina, sa femme qu’il ne saurait satisfaire, l’emprise du père étant si forte qu’elle noue l’aiguillette ; Gordon Gietz lui prête un timbre clair, un chant irréprochable, dans un format qui, pourtant, reste confidentiel. Si Alexandre Kravets exaspère par un jeu trop appuyé et un chant qui abuse du parlando, on remarquera, parmi les seconds rôles, l’élégance vocale de la Sonietka de Nora Sourouzian, le Pope efficace d’Alexandre Vassiliev et, surtout, la couleur chaude, la belle présence et l’impact généreux de l’Aksinia d’Elena Gabouri, sans oublier le touchant Vieux Détenu de Feodor Kuznetsov. Quant au couple de malheureux, Stephanie Friede est bien le large soprano dramatique que l’on attend dans la marchande Ismaïlova, usant d’une pâte sonore conséquente avec une souplesse notable, et Nikolaï Schukoff – remède on ne peut plus crédible contre ce fameux mal d’Oblomov dont souffre l’héroïne ! –, d’abord assez prudent, campe un Sergeï idéal dont le chant s’épanouit au fil de la représentation tout en soignant des nuances parfois subtiles.
Ce soir, les forces du Chœur du Grand Théâtre s’associent celles du Chœur Orpheus de Sofia, et se mettent au service non seulement d’une prestation musicale vaillante, mais aussi d’une prise de scène magnifique où l’on joue autant que l’on chante, où l’on crée des individualités crédibles, bref : où l’on vit. Enfin, c’est à un excellent chef russe que l’on à confié l’Orchestre de la Suisse Romande et toute l’équipe énumérée plus haut : Alexander Lazarev avance une lecture délicate et sobre dont l’épaisseur va crescendo avec la marche du drame, rejoignant la proposition de Tugan Sokhiev [lire notre chronique du 10 mars 2007] qu’elle nourrit d’un impact plus fort encore, celui d’un beau savoir-faire et d’un long métier d’opéra.
Notre préambule l’annonçait : la mise en scène imaginée par Nicolas Brieger accepte sagement de puiser son ferment dans l’ouvrage lui-même et dans une culture russe omniprésente, s’ouvrant au-delà de l’illustration de surface ou d’un figuralisme convenu vers une vie soudain presque palpable. Outre l’absence d’amour, ou du moins de plaisir, que lui fait subir sa nouvelle vie conjugale, on ne s’étonnera pas du profond ennui de Katerina qui, dans un appartement attenant à ce qui semble être la fabrique des Ismaïlov, attend que passent les jours. L’espace conçu par Mathias Fischer-Dieskau possède de nombreuses ressources dramatiques, allant de la simple utilité pratique au dessin intérieur et même à l’onirisme (les enfants, la balançoire, les géants échassiers dans la cour, pendant le sommeil de la jeune femme), en circonscrivant la vie de l’héroïne derrière cette terrible palissade (dont parle d’ailleurs Boris) au-dessus de laquelle se devine un ciel infini.
De fait, ce n’est qu’au dernier acte que le regard atteint l’infinitude, cet enfermement qui conduit au crime se soldant par une longue marche vers la détention sibérienne. Cruelle ironie : ce ciel tant désiré, c’est en marchant vers un autre enfer qu’il se libère, dans la savante lumière de Simon Trottet, celle des Ambulants, contemporains de Leskov dont la nouvelle inspira Chostakovitch. Le cortège avançant lourdement vers le public sur un plateau nu. Saisissant, le tableau connaît son Tchekhov (L’île de Sakhaline) comme son Dostoïevski (Carnets de la maison morte), et bouleversante sera l’ultime violence : c’est en brisant la surface gelée du lac de sa préméditation que cette rurale Lady Macbeth assassine sa rivale, pour disparaître lentement avec elle dans les eaux hivernales. Après la réaliste création française de Bourseiller à Nancy, la brillante réalisation parisienne d’Engel, les truculences de Molostova pour la récente production pétersbourgeoise [lire notre chronique du 28 octobre 2003], les égarements amstellodamois de Martin Kušej [lire notre critique du DVD], la puissance et la pertinence du travail de Brieger laissent pantois.
BB