Chroniques

par bertrand bolognesi

Леди Макбет Мценского уезда | Lady Macbeth de Mzensk
opéra de Dmitri Chostakovitch (version de concert)

Théâtre du Châtelet, Paris
- 10 mars 2007
© dr

En janvier 1963 se donne à Moscou Katerina Ismaïlova, nouvelle mouture de l’opéra de Dmitri Chostakovitch, Lady Macbeth de Mzensk, révisé entre 1956 et 1962, où le compositeur doit choisir de faire l’impasse sur certains éléments trop directement descriptifs de la trivialité des plaisirs charnels qui purent choquer la pudibonderie du petit père des peuples en 1936 au point de provoquer la disgrâce que l’on sait. Certes, l’interdiction ne résultait pas uniquement de ces géniales polissonneries mais, si le dégel de l’ère Khrouchtchev autorisait d’écarter les raisons plus profondes de cet opprobre organisé, le musicien estima sans doute plus prudent de polir certaines aspérités de son œuvre. C’est cette version que l’on entend soir.

En fait de version de concert, le dispositif opté – orchestre en fosse (seule une batterie de cuivres intervient à quelques reprises sur les touches du plateau), scène est occupée par les solistes et le chœur – présente l’avantage de favoriser les équilibres et d’inciter au jeu. Aussi, les chanteurs ne s’en privent-il pas, à commencer par Solveig Kringelborn qui donne une Katerina captivante. Dans ce rôle qu’à plusieurs reprises elle incarna (San Francisco, Dresde, Zurich, Munich), elle use judicieusement d’un grave soutenu et saisissant, de l’impact large d’un soprano dramatique affirmé, dans une conduite aisée de la voix. Dès les premières mesures, l’engagement dramatique est remarquable et la présence évidente. Les nuances du monologue ouvrant le troisième tableau du premier acte amènent bientôt l’émotion. La précipitation de ce destin dans le drame devient évidente, jusqu’à la troublante onctuosité désirante dans laquelle elle cède ses bas de laine (dernier tableau).

La maisonnée qui encadre (pour ne pas dire enferme) ses évolutions n’est pas en reste. Le baryton Alexeï Tanovitski campe idéalement un Boris (le beau-père) dominateur et grossier, solidement ancré dans un grain vocal parfaitement projeté. Son fils est luxueusement distribué : le timbre clair, l’émission directe et le chant toujours vaillant d’Evgueni Akimov servent un Zinovyï percutant, manquant toutefois de grave ; la prestation ne convoque guère l’art de la nuance, mais le peu d’humanité et de profondeur psychologique que la partition accorde au personnage se satisfait bien de cette approche-là. Enfin, le Sergueï de Vladimir Grishko s’avère précis et autant à son aise dans les interventions musclées que dans les passages plus délicats.

Outre le travail équilibré, vaillant et plein de relief des artistes du Chœur de Radio France, dirigés par Matthias Brauer, on saluera les nombreux petits-rôles de l’ouvrage, qu’il s’agisse de l’attachante Aksinia de Ludmila Dudinova, du convaincant vieux bagnard d’Ilya Bannik (qui chante également le pope dans les actes précédents), à la ligne de chant exquisément liée à tous les niveaux de la tessiture, du Stepanitch (mais aussi le sergent et le portier) généreusement sonore de Viacheslav Lukhanin, de Vassili Gorushkov (le paysan miteux) ou encore de Tatiana Krasova, détenue incisive comme il le faut, dans un impact envahissant. Moins convaincante se révèle la Sonia d’Anna Markarova, contralto au grave insuffisamment charpenté pour ce rôle dont la sensualité est précisément caractérisée par ce registre – on se souviendra longtemps de l’excellente Liubov Sokolova entendue à Berlin, par exemple [lire notre chronique du 28 octobre 2003].

Si l’absence de mise en scène n’est pas un handicap, l’interprétation de Tugan Sokhiev y est pour beaucoup. À la tête de l’Orchestre National de France, le jeune chef illustre judicieusement climats et situations, tout au long d’une lecture rigoureuse qui de mésuse jamais des nombreux effets dont cette musique abonde. Fort pertinemment, ce n’est qu’aux Actes III et IV qu’il rend quasiment explosifs les contrastes, le drame se resserrant de plus en plus vers la catastrophe finale. Plus ponctuellement, on relèvera les délices d’une parodie de valse pendant le présomptueux monologue de Boris (Acte II), parodie à laquelle il ménage une onctuosité viennoise volontairement caricaturale, un interlude, après l’extrême-onction du beau-père, qui avance comme une âpre mer s’enflant – Katerina vient de mettre un pied dans ce fleuve criminel qui la conduira jusqu’au lac où se noyer bientôt avec la belle Sonietka –, ou encore l’à-propos d’un surlignage de l’écriture mahlérienne sur le commentaire orchestral du duo amoureux du cinquième tableau. Chostakovitch aimait citer ses propres œuvres ; aussi ne s’étonnera-t-on pas d’entendre dans la description de l’eau du lac, « noire comme ma conscience » (dernier tableau), un motif réutilisé une dizaine d’années plus tard dans un épisode de la Symphonie n°14, précisément Le Suicidé d’Apollinaire.

Ce soir, les musiciens accusent une forme exceptionnelle, les cuivres se révélant infaillibles, les bois exquis. Juste avant l’empoisonnement du beau-père, Luc Héry livre un solo de violon tout simplement superbe. On rencontre rarement une exécution d’un tel niveau. Souhaitons que la diffusion en direct sur France Musique soit suivie d’une publication discographique.

BB