Chroniques

par bertrand bolognesi

Леди Макбет Мценского уезда | Lady Macbeth de Mzensk
opéra de Dmitri Chostakovitch

Berliner Festspiele / Deutsche Oper, Berlin
- 28 octobre 2003
Le Mariinski joue Lady Macbeth de Mzensk (Chostakovitch) à Berlin
© dr | nikolaï leskov par valentin serov

La saison dernière, Paris (Théâtre du Châtelet) offrait une remarquable Saison Russe avec la résidence du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg. Cette initiative fit découvrir Le démon de Rubinstein [lire notre chronique du 27 janvier 2003], apprécier un nouvel Eugène Onéguine [lire notre chronique du 28 janvier 2003] et un concert symphonique, sous la direction inspirée de maestro Gergiev. Depuis maintenant une dizaine d’années, l’équipe du Mariinski – ancien Kirov qui reprit son nom de théâtre de Marie au sortir de l’ère soviétique – parcourt le monde de tournées en tournées, posant les germes d’une écoute plus approfondie du répertoire russe. En 1994, nous l’applaudissions avenue Montaigne dans Dame de Pique et des ouvrages rares, comme La légende de la cité invisible de Kitège et Sadko de Rimski-Korsakov. Deux ans plus tard, nous la retrouvions dans Prince Igor de Borodine et Boris Godounov. L’Orchestre du Mariinski et son chef charismatique étaient présents au Châtelet en février 2001 pour une série de concerts qui firent entendre Stravinsky, Liadov, Prokofiev et Scriabine.

Cet automne, Berlin reçoit ces artistes à la Deutsche Oper, dans le cadre du Berliner Festspiele, pour quatre soirées lyriques et un concert (Quatrième Symphonie de Chostakovitch et Cantate Octobre Op.74 de Prokofiev).

Dans la province d’Orel, à Gorokhovo, naissait en février 1831 Nikolaï Semenovitch Leskov [image], entré à la Chancellerie de Kiev dès ses dix-sept ans, poste qui l’amènerait à voyager beaucoup. C’est au fil de ses déplacements que l’employé Leskov étudie les comportements humains, écoutant les ragots de villages, observant tous et chacun, condition idéale pour l’écrivain qui souhaitait décrire son peuple. Il publie ses écrits à partir de 1862, d’abord des études strictement ethnographiques, puis des nouvelles littéraires. Les dimensions de ces textes varient de la brève nouvelle à la sotie, genre typiquement russe intermédiaire entre la nouvelle longue et le court roman. Si les traducteurs français se sont peu penchés sur son œuvre, de sorte qu’on n’en trouvera que six ou sept titres sur nos terres – et encore, en cherchant bien –, n’oublions pas que Leskov a produit des dizaines de récits, publiés au complet à Saint-Pétersbourg en 1903 en quelques trente-six respectables tomes. Il est à croire que la description qu’ils renferment de la société russe autant que de sa pensée et de ses élans philosophiques et politiques ne trouva pas d’écho dans nos mentalités, sans doute parce les questions sociales intéressaient trop peu le lecteur français.

Le travail de l’auteur, devenu à la fin de sa vie un tolstoïste convaincu, influença cependant de nombreux écrivains qui se démarquaient ostentatoirement de cette tendance. En 1865, Nikolaï Leskov signait une Lady Macbeth du district de Mzensk (un bourg de sa région natale) qui choqua beaucoup – connue plus tard en France sous le titre Lady Macbeth au village. Si l’héroïne Katarina Ismaïlova étouffe dans l’univers clos d’une grande ferme comparable à celui des marchands superstitieux dont souffre la Katarina Kabanová dans L’Orage d’Ostrovski – pièce qui, elle aussi, inspira un opéra (Káťa Kabanová de Janáček, créé en 1921), elle est surtout une grande criminelle décrite sans que soit tue la monstruosité de son geste, perpétré à trois reprises.

C’est de ce destin terrible, traversé d’ennui, d’oppression, de sensualité, de passion, de meurtres, d’expiation, de malheur et de suicide que s’empare Dmitri Chostakovitch dans les années trente, avec la complicité du librettiste Alexandre Preis. Tous deux construisent un texte nettement politisé qui excuse largement l’héroïne par l’impuissance supposée d’un jeune mari nunuche et la lubricité d’un autoritaire beau-père, koulak cruel qu’on prend du plaisir à voir mourir sur scène. Guère plus morale que la meurtrière ou que quiconque, la police est parodiée avec brio. Sergeï, l’amant, est un jouisseur opportuniste sans scrupule qui se saisit de ce qu’on lui donne et le rend quand il peut avoir mieux. Cela demeurerait incomplètement russe sans un Innocent : c’est l’ivrogne qui, en allant chercher à la cave de l’alcool pour faire la noce, trouve le cadavre du mari, à demi décomposé.

En 1934, Chostakovitch est un compositeur fécond de vingt-huit ans qui ne recule pas devant la satire et un grand sens du tragique, avec une énergie magnifique insufflée à la partition. Sa Lady Macbeth de Mzensk remporte un grand succès. Pourtant, l’officielle Pravda publie un article incendiaire et rédhibitoire intitulé Pas de la musique : juste de la boue. C’est à partir de cette attaque – en fait l’affirmation d’un rejet de la part de Staline et de son toutou Molotov – que le musicien subira les aléas des programmes de propagande. Officieusement interdit en Union Soviétique et dans les pays du Pacte de Varsovie, son opéra ne sera pas repris avant 1947 à Venise, puis à Düsseldorf en 1959.

En France, après la traduction de la nouvelle de Leskov et la diffusion du film qu’Andrzej Vajda en avait tiré, puis de Katarina Ismaïlova, le film (soviétique) de Shapiro rarement projeté, on ne découvrit réellement l’ouvrage qu’en 1989 dans une mise en scène d’Antoine Bourseiller à Nancy (reprise ensuite au Capitole de Toulouse). L’Opéra national de Paris présentera la très belle mise en scène d’André Engel cinq en plus tard, soit exactement soixante ans après sa création à Leningrad. Plus récemment, le Grand Théâtre de Genève poursuivit cette exploration. C’est donc avec une curiosité redoublée qu’on voit ici la production du Mariinski.

L’on en goûte avec plaisir le parfait équilibre du couple central.Le valet Sergeï est chanté par le ténor Oleg Balashov à la voix large, dotée d’aigus fulgurants, tandis qu’IrinaLoskuïova donne une Katarina expressive au timbre généreux, littéralement délirante de puissance et d’émotion dans le dernier acte. Elle révèle un personnage à la sensualité débridée, inversement proportionnée à la froideur avec laquelle elle élimine les gêneurs. Autour des amoureux, Ludmila Kassianenko prête une technique superbe et une couleur de timbre attachante à Axinia, Guennadi Bessubenkov campe un fermier boiteux tout à fait sordide mais vocalement trop souvent couvert – il est vrai que la fosse de la Deutsche Oper est dangereusement ouverte, mais cet état de fait n’empêche pas d’autres voix d’allègrement s’envoler vers les gradins.

Le fils, Zinovi Borissovitch, est interprété par Yuri Alexeïev, ténor clair dont la voix convient parfaitement à la mise en scène qui en fait un grand dadet élégant et maniéré dont, plutôt que de douter de la virilité comme il est suggéré dans le livret, on douterait plutôt des préférences sexuelles. Le sonore pope Mikhaïl Petrenko cabotine un curé malpropre autant que cupide, comme il en est tant dans la littérature russe. Idéalement choisie, la belle Sonietka, qui séduira Sergeï et qui en mourra, est avantageusement servie par le contralto Liubov Sokolova. Enfin, le vieux forçat (qui ouvre et ferme le dernier tableau) est confié au très musical Alexandre Morosov.

Irina Molostova– qui étudia à l’Institut de Théâtre de Moscou, assista Boris Pokrowski au Bolchoï avant de travailler à Kiev – a déjà monté pour Valery Gergiev Mazeppa et La Pucelle d’Orléans (Tchaïkovski). Elle situe sa mise en scène de Lady Macbeth de Mzensk dans un enclos de bois qui figure aussi ingénieusement la cour de la ferme des Ismaïlov, la cuisine de l’empoisonneuse, la chambre où se jouent l’adultère et le crime, que la clairière où les malheureux feront halte dans leur marche vers la Sibérie. Elle construit une vraie vie avec les choristes, animée par les choix précis de sa direction d’acteurs. Ainsi propose-t-elle une Katarina un rien désabusée, dangereuse parce qu’elle n’a que son désespoir à perdre, un beau-père affaibli par le désir pour sa bru sur laquelle il lèvera la main plus d’une fois sans parvenir jamais à la toucher – les coups de fouets qu’il assène à Sergeï sont l’expression la plus lisible d’une concupiscence qui en devient touchante.

Et il y a cette surprise, la boîte grise de l’avant-scène qu’on avait prise pour la boîte du souffleur, certes un peu voyante et vieux style : c’est la trappe par laquelle on enfouit le cadavre de Zinovi ! La scène du poste de police est moins réussie, souffrant de déplacements maladroits et de nombreux détails techniques mal réglés. Les noces réjouissent l’œil, en revanche, dans une lumière toute printanière. La chute violente de la palissade dans un paralysant fracas à l’arrivée des gendarmes est saisissante. Le dernier acte livre un peu vite ses cartes avec le tertre central annonçant les derniers instants du spectacle, ce qui atténue l’émotion finale.

Dans la fosse, Valery Gergiev signe une lecture d’une impressionnante intelligence dramaturgique, à la fois soignée dans chaque détail et fabuleusement dynamique – on en citera, par exemple, l’accent brutal d’un aigu de flûte, volontairement à la limite de la justesse, durant les fausse larmes de l’héroïne derrière le cadavre du vieillard. Les solos sont minutieusement détachés, comme celui du violon à la fin du premier acte, infiltrant le climat de couleurs sensiblement expressives. Enfin, dès les premières mesures, une force indicible infléchit l’acte final, bénéficiant de contrastes qui en renforcent le relief. Gergiev fait entendre la moindre note dans un fortissimo pourtant bruyant. On oubliera des chœurs pleins de bonne volonté, sonores, présents, mais parfois décalés rythmiquement et souvent approximatifs (les basses font malencontreusement descendre les autres pupitres). Le public berlinois fait triomphe au spectacle.

BB