Chroniques

par laurent bergnach

Леди Макбет Мценского уезда | Lady Macbeth de Mzensk
opéra de Dmitri Chostakovitch

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 19 avril 2019
Ingo Metzmacher joue Lady Macbeth de Mzensk (1934)
© bernd uhlig | opéra national de paris

Dans son dernier ouvrage paru en France, la romancière et essayiste Siri Hustvedt écrit : « on attend toujours des filles qu’elles soient plus gentilles et qu’elles se comportent mieux que les garçons, qu’elles cachent leur haine et leur agressivité, ce qui n’est pas chose facile – voilà pourquoi cela filtre souvent sous la forme d’une cruauté sournoise » (Une femme regarde les hommes regarder les femmes, Actes Sud, 2019). À l’opéra, on approuve Tosca d’échapper au viol par la légitime défense (un crime juste empêchant ainsi un autre malfaisant). Par trois fois meurtrière de qui la gêne, Katerina Lvovna Ismaïlova en est-elle pour autant un monstre ?

En 1865, L’Époque, revue littéraire des frères Dostoïevski, fait paraître le roman de Nikolaï Leskov, Lady Macbeth du district de Mzensk. Dmitri Chostakovitch (1906-1975) le choisit comme sujet de son deuxième ouvrage lyrique au titre presque éponyme, et l’adapte avec Alexandre Preis, quelques années après Le nez (1930) [lire nos chroniques du 12 décembre 2004, du 14 novembre 2005, du 12 juillet 2011, du 11 mars 2012 et du 5 décembre 2013]. Ses quatre actes sont créés à Leningrad le 22 janvier 1934, puis présentés deux jours plus tard à Moscou. À l’inverse de Staline, horrifié de découvrir une œuvre aussitôt stigmatisée par La Pravda (janvier 1936), le public apprécie un rôle-titre qui se bat pour conserver sa liberté dans un monde patriarcal multiséculaire. Son beau-père crie au voleur en découvrant l’adultère, mais c’est à Katerina qu’on dérobe son seul bien en retirant de Sergueï, par le fouet, sa force sexuelle – sang plus précieux que celui du Graal, qui éloigne l’ennui de vivre ! Sensible dans l’épisode d’Aksinia malmenée (« Vous, les hommes, etc. »), la sympathie de Chostakovitch est vive pour la première héroïne d’une trilogie féministe finalement avortée, à l’aube de purges massives. Son « opéra tragico-satirique » lui refuse d’ailleurs l’infanticide de la fiction originale, ce crime indigne dont Janáček fit un célèbre ressort dramatique, dans un milieu rustique similaire [lire notre chronique du 17 janvier 2019].

Avec l’aide de Małgorzata Szczęśniak (décors, costumes), Krzysztof Warlikowski signe une nouvelle production fort lisible. Lieu sans intimité, la chambre-cage de Katerina jouxte un abattoir industriel, univers viril et brutal qui met en exergue la solitude féminine. Là s’effectue la rencontre avec un amant aux allures de cow-boy, dont l’exotisme fait mouche. L’alcôve gagne alors en espace, jusqu’à prendre tout le cadre de scène, et Katerina en supprime les instrus – une chambre à soi, gagnée par la transgression. Le banquet du mariage mise sur la distanciation, avec un désœuvrement policier présenté au milieu des invités, entre deux numéros de music-hall. Cet acte marque les adieux à un monde de couleurs et de paillettes, avant l’incarcération au bagne, grisâtre et sombre. Signalons également l’usage de la vidéo (Denis Guéguin, Kamil Polak) avec de larges images tantôt réalistes (la transformation amusée en bru endeuillée, pendant l’extrême onction de Boris), tantôt symboliques (la tentative d’évasion aquatique qui annonce l’acte final). On peine à définir pourquoi l’ennui gagne parfois, mais au moins nous est épargné le malaise de visions antérieures [lire nos critiques des DVD Opus Arte et EMI Classics].

Légèrement blessée le 9 avril dernier, Aušrinè Stundytè avait renoncé à chanter après l’entracte, obligeant l’institution à interrompre la représentation. Dix jours plus tard, nous retrouvons son soprano puissant et onctueux, source d’attaques douces et d’introspections suspendues. L’entourent Sofija Petrović (Aksinia) qui séduit par son timbre grave et soyeux, Oksana Volkova (Sonietka) et Marianne Croux (Bagnarde). Côté masculin, les ténors dominent la distribution, avec Pavel Černoch (Sergueï) à la vaillance toujours contrôlée [lire nos chroniques de La fiancée du Tsar, Rusalka, L’affaire Makropoulos et Amleto], John Daszak (Zinovy) dont l’ampleur menace parfois d’instabilité, l’efficace Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Balourd miteux), Andreï Popov (Maître d’école) tout en fluidité, John Bernard (Cocher), Fernando Velasquez (Ivrogne) et les trois contremaîtres, Paolo Bondi, Cyrille Lovighi et Hyun-Jong Roh (notre préféré). Les basses rivalisent en qualité, comptant parmi elles les sonores Dmitry Ulyanov (Boris), Krzysztof Bączyk (Pope, Stepanitch), Sava Vemić (Agent de police), Julien Joguet (Portier, Policier) et, surtout, Alexander Tsymbalyuk (Chef de la police, Vieux bagnard), peu avare de nuances pour blâmer la douleur des « steppes infinies » [lire nos chroniques du 30 juillet 2013, du 23 septembre 2016, des 17 avril et 22 juillet 2017, enfin des 29 avril et 13 juin 2018]. Au rang des barytons se tiennent Florent Mbia (Régisseur) et Jian-Hong Zhao (Meunier).

Si un chœur plein d’énergie est, comme de coutume, préparé par José Luis Basso, il revient à Ingo Metzmacher de guider l’Orchestre de l’Opéra national de Paris dans ce que Chostakovitch laisserait comme dernier ouvrage lyrique d’envergure [lire notre chronique du 14 février 2018]. Souple et délicat d’emblée, il sait rendre les colères d’un beau-père envahissant, mais soigne la caresse avant la griffe. Certains n’aimeront pas cette approche qui, pourtant, offre de redécouvrir l’ouvrage sous un jour neuf. Autres surprises du natif de Hanovre, des cuivres intervenant en baignoires de balcon, durant l’agonie et la veillée de Boris, et cet insert d’une tendresse à fendre l’âme, pour couvrir le changement de plateau à l’Acte IV : le premier mouvement du Quatuor Op.110 n°8 (1960) orchestré par Rudolf Barchaï, un opus présenté par l’auteur comme son propre Requiem.

LB