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Chroniques
Любовь к трём апельсинам | L’amour des trois oranges
opéra de Sergeï Prokofiev
Moment fort attendu que la reprise de la production de Besson et Toffolutti à Genève, cet amour des trois oranges (qui fit date) ose l’artifice du théâtre au delà des stylisations plus ou moins cérébrales (étant entendu qu’elles ne furent pas intellectuelles). Car au théâtre, tout est possible, et nul n’est besoin d’une pyrotechnie sophistiquée pour impressionner, émerveiller, ainsi que nous invite d’ailleurs à le considérer le conte d’origine lui-même. Nous voici face à la vénitienne Fenice, scène sur la scène, la cour tout occupée à l’hypocondrie du prince développant ses soupirs sur un plateau relativement éloigné, tandis qu’un parterre plus proche de nous supporte les inutiles pitreries guérisseuses, les malédictions, les incises des chœurs (ô combien importantes, puisqu’ils agiront directement sur l’issue du propos) et, bientôt, l’initiation d’un jeune homme libéré de l’autorité paternelle par le ridicule d’une fée quatre-fers-en-l’air. De prince malade le voilà prince amoureux, Croisé qui arbore casque à trèfle (nous étions au Royaume de Trèfles, n’oubliez pas), apprenant désir, faim, soif, courage et loyauté jusqu’à vaincre comme malgré lui (car les gentils ont toujours raison) les intrigues de palais.
En 2001, Ezio Toffolutti et Benno Besson signent un petit bijou d’invention où chaque geste, chaque pas, s’inscrivent en toute simplicité dans un art simplement exquis qui n’est pas sans rappeler, à s’en amuser, son Shakespeare. Dix ans plus tard, l’aventure reprend, conduite avec autant de précision que de bienveillance par Mikhaïl Jurowski la lecture du même ouvrage à Berlin, il y a quelques années [lire notre chronique du 29 octobre 2003]. Arborant des cordes plutôt flatteuses, l’Orchestre de la Suisse Romande avance main dans la main avec cette mise en scène passionnante où évolue une distribution particulièrement bien choisie.
Côté dames, saluons, pour commencer, trois oranges idéalement choisies : Susanne Gritschneder campe une Linette (brièvement) attachante, Agnieszka Adamczak prête un timbre avantageusement impacté à Nicolette, tandis que Clémence Tilquin, membre de la troupe des jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre, retient l’écoute en Ninette. On apprécie la Sméraldine judicieusement fébrile de Carine Séchaye dont séduit l’aigu. Enfin, deux formats plus opulents convainquent sans question : la Fata Morgana généreuse (si l’on peut dire, s’agissant d’un tel personnage) de Jeanne Piland, et l’excellente Katherine Rohrer en Clarice, vilaine princesse délicieusement lyrique.
L’amour des trois oranges convoque une tribu masculine plus expansive. Nous en applaudiront le Héraut fermement vocal de Jérémie Brocard, l’irrésistible Cuisinière de Christophoros Stamboglis, furie dont le regard s’adoucit à parler chiffon (ruban) et la majesté charlatanesque du Tchélio de Michail Milanov, timbre noir et phrasé increvable. Attirons l’attention sur deux jeunes chanteurs dont les prestations se révèlent des plus probantes : la basse Thomas Dear, vocalement fort présente, dans le court rôle du démon Farfarello et, surtout, le ténor mexicain Emilio Pons (également membre de la troupe des jeunes solistes), Truffaldino lumineux autant que bondissant. Les trois « grands » personnages de la fable sont remarquablement tenus, qu’il s’agisse du Léandre de Nicolas Testé, à la fois perfide comme il faut et diablement musical, du Roi de Trèfles de Jean Teitgen, parfait monarque de théâtre dont le grain parcourt aisément la notable distance entre le Castelet, pour ainsi dire, et les fauteuils ; enfin, l’Américain Chad Shelton dont la clarté d’émission et l’élégance de la projection font un Prince dont on se souviendra.
Passant vite sur un Chœur du Grand Théâtre de Genève un peu mollasson quoique vertement investi, on verra dans cette soirée un rare exemple de réussite presque totale – mais si, cela peut arriver !
BB