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Chroniques
Нос | Le nez
opéra de Dmitri Chostakovitch
Un beau matin, Platon Kouzmich Kovaliov se réveille sans son nez. L’animal – c’en est un ! – s’est fait la belle jusque dans le pain chaud d’Ivan Iakovlévitch, laissant, sur le visage de l’assesseur-de-collège-auto-proclamé-major Kovaliov, l’équivalent « surfacique » d’une planche à pain, un néant de type nasal fort malséant pour son grade et ses fréquentations. On verra bientôt le nez parader en costume de conseiller d’État, puis tenter de s’enfuir, sous une identité empruntée, par la malle de Riga – il y est arrêté puis remis à son aimable propriétaire, mais refuse de retourner à sa place. La rumeur aidant, on croira encore le reconnaître ici ou là dans Saint-Pétersbourg, jusqu’à ce qu’un beau matin, Platon Kouzmich Kovaliov se réveille avec le nez en place. Ce sont là choses qui arrivent.
À près d’un siècle d’écart, le livret d’Evgueni Zamiatine suit assez fidèlement la nouvelle de Gogol. Mais à près d’un siècle d’écart, l’opéra porte une toute autre critique, acidifiée encore par l’énergie musicale du tout jeune Chostakovitch, les bureaucraties et le pouvoir ayant depuis lors changé de forme. Chostakovitch, auteur du Nez, comme Pierre Ménard du Quichotte, donne à entendre un son de cymbale qui sera d’autant moins apprécié de ses contemporains que ses innovations musicales le feront taxer de « formalisme ». L’œuvre ne connaîtra que seize représentations avant son retrait de la scène, jusqu’en 1974.
Si des productions récentes se réfèrent explicitement à ce contexte inquiétant des années trente [lire notre chronique du 12 juillet 2011], celle que l’Opéra de Dresde en propose en 1984 fait retour à l’univers de Gogol : le mur de Berlin ne tombe qu’en 1989 ! Joachim Herz signe une mise en scène en forme de farce assez réjouissante, critique surréaliste des pratiques administratives de la Russie tsariste et de situations sociales absurdes. Délicieux chameaux et chevaux de feutre aux yeux doux, vaudeville enlevé, voire échevelé, de la scène de diligence, kitsch assumé de la critique religieuse, etc. Mais la satire sociale reste manifestement satire de classe, l’argent et les convenances définissant le lieu du ridicule. Outre quelques rôles muets de mendiants que les nantis rudoient, le valet de Kovaliov, tout habité d’un solide bon sens populaire, est ainsi le seul personnage un peu sympathique. Les tribulations du nez ne sont plus alors que le symptôme d’une société folle qu’il était bien temps de remplacer. Et certaines scènes lassent, qu’elles manquent décidément de légèreté (le procès et ses juges à la Daumier) ou ne fassent en rien honneur à l’ivresse de la musique.
C’est que Chostakovitch reste magnifiquement servi par la Staatskappelle de Dresde et, notamment, son époustouflant pupitre de vents. Éthos percussif, ironique ou expressionniste, la baguette d’Hens-E Zimmer se joue de tout. La richesse sonore et la narrativité admirable de la partition bénéficient encore d’une prise de son remarquable. Les voix sont toutes à la mesure de la fosse. Le commissaire de quartier, Peter Menzel aux aigus hystériques et comminatoires, frappe particulièrement. On est cependant un temps gêné par la synchronisation de l’image et du son : souvent défaillante, elle peut faire croire à un bien étrange play-back, impression renforcée par un jeu bouffon bienvenu, mais qu’on connaît plus aux comédiens qu’aux chanteurs. Au final, on ne peut que remercier Georges Aperghis d’avoir programmée une projection qui, outre ses indéniables qualités esthétiques, témoigne de deux époques : URSS 1930, RDA 1980.
MD