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Chroniques
Нос | Le nez
opéra de Dmitri Chostakovitch
En février 1971, le public bavarois découvrit le féroce opéra du jeune Chostakovitch dont la première munichoise avait lieu dans le fort joli Theater am Gärtnerplatz ; la fosse était alors tenue par Wolfgang Rennert et Kurt Pscherer signait la mise en scène. Un demi-siècle plus tard, Le nez, adapté de la célèbre nouvelle de Gogol par le compositeur lui-même en collaboration avec le librettiste Gueorgui Ionine, le dramaturge Alexander Preis et le génial Evgueni Zamiatine, faisait son entrée au répertoire de la Bayerische Staatsoper, à la veille de l’hiver dernier, au Nationatheater. La production était confiée à Kirill Serebrennikov, actuelle coqueluche du Festival d’Avignon où l’on peut voir son Moine noir d’après Tchekhov – en 2015, on y montrait ses Idiots d’après le film de Lars von Trier, Les âmes mortes d’après Gogol l’année suivante puis, en 2019, Outside, inspiré du travail du photographe chinois Ren Hang.
En charge de la presque intégralité de la conception – mise en scène, costumes (assisté de Tatiana Dolmatovskaïa) et décor (avec Olga Pavluk), l’artiste russe ayant laissé à Alexeï Fokin et à Alan Mandelstam la réalisation vidéo et à Michael Bauer le soin des lumières –, Serebrennikov, dont nous avions salué la passionnante Salome à Stuttgart [lire notre chronique du 6 juillet 2019], a éprouvé le besoin de se saisir de l’œuvre au delà de ses prérogatives de metteur en scène, empruntant le geste du dramaturge en livrant dans la brochure de salle son propre résumé de l’argument, ce qui permet au spectateur, s’il l’a lu, de comprendre ses options. De même n’a-t-il pas hésité à réformer la structure du Nez par le déplacement de plusieurs scènes : plus qu’éclairante liberté prise avec le matériau original, voilà qui semble aveu d’impuissance à le traiter.
Il n’empêche, la critique de la Russie d’aujourd’hui, par le fameux trublion de la Poutinerie, impose une base solide à sa proposition qui, à l’instar du récit gogolien, pointe l’absurdité crasse du labyrinthe administratif, se moque de l’appareil d’État comme le fit Chostakovitch, dans sa vingt-quatrième année lors de la création de l’ouvrage (Léningrad, 18 janvier 1930), en lui tirant lyriquement la langue en pleine stalinisation – le Petit Père, qui dékoulakise et nationalise à tour de bras, montre un jour féroce qui bientôt conduira l’Голодомо́р puis la terreur –, et dirige les regards vers Saint-Pétersbourg déployant sans compter une énergie absurde à lutter contre l’hiver qui, de toutes façons, aura raison de ses maigres forces. Tout ici est dominé par l’uniforme, y compris la commère, le barbier, le directeur du journal, etc., et jusqu’à Platon Kovalev lui-même, dont le nez, avec une savoureuse outrecuidance, entend vivre sa vie sans lui.
Perdre son nez, c’est perdre ce que possèdent tous les autres visages. Kirill Serebrennikov ne s’en tient donc pas à l’appendice narquois. Il affuble tous les protagonistes d’un masque informe et d’un imposant embonpoint dont le héros se trouve dès lors privé. Pour ne point manquer d’intérêt, la métaphore souffre de ses limites, car, outre qu’elle ne suffit guère à soutenir l’action, elle injecte trop de sens à une parabole fantastique qui doit sa réussite à un dosage nettement plus fin. Ainsi l’insolence du plus subversif des éclats de rire, vécue face à d’autres productions [lire nos chroniques du 12 décembre 2004, du 14 novembre 2005, du 11 mars 2012 et du 5 décembre 2013] cède-t-elle place au sinistre ennui.
Au pupitre de l’excellent Bayerisches Staatsorchester, nous retrouvons le nouveau directeur musical de l’institution, Vladimir Jurowski dont enthousiasmait, au début de cette nouvelle édition du Münchner Opernfestspiele, la lecture des Teufel von Loudun [lire notre chronique du 7 juillet 2022]. Loin de ne s’en tenir qu’aux grands effets régulièrement déployés par Le nez, le chef dessine habilement chaque trait de la partition, laissant poindre parfois des couleurs chambristes qui rappellent le Stravinsky d’Histoire du soldat, entre autres. On admire son sens du théâtre, toujours à l’œuvre dans un abord très soigné, de même que l’efficacité des interventions du Bayerischer Staatsopernchor, dirigé par Stellario Fagone.
Sans doute les annonces émises depuis l’avant-scène font-elles le plus drôle de la soirée. Le quasi-rôle-titre était attribué au baryton Boris Pinkhasovich, soudain souffrant. La maison a donc requis d’urgence Vladimir Samsonov, applaudi en Kovalev au Festival d’Aix-en-Provence [lire notre chronique du 12 juillet 2011]. C’était sans compter sur un temps de guerre qui annule les liaisons aériennes avec la Russie ! Il faut un peu moins de cinq heures pour se rendre en voiture de Saint-Pétersbourg à l’aéroport d’Helsinki d’où, cette fois, l’artiste put chausser des ailes pour gagner la capitale bavaroise – sauvés ! Encore fallut-il qu’un chanteur, accidenté, se trouvât dans l’obligation de s’exprimer hors-scène durant la première partie du spectacle. Au retour d’entracte, le même boute-en-train provoque une nouvelle fois l’hilarité en annonçant que cet accidenté-là renonce pour la suite, de sorte que d’un pupitre placé en touche gauche du plateau, entre deux reliefs de fausse neige, un confrère chanterait pour lui afin que perdure la pantomime.
Pour finir, une distribution mieux que performante assure la représentation. Saluons-en la gracieuse expressivité de Mirjam Mesak, la robustesse d’Ulrich Reß, la clarté de Tansel Akzeybek, la puissance de Roman Chabaranok et de Bálint Szabó, sans oublier le timbre charmant de Sean Michael Plumb et l’autorité de Guennadi Bezzubenkov et de Piotr Miciński. Le grand Sergueï Leiferkus magnifie la partie d’Ivan quand Laura Aikin illumine d’Osipovna (entre autres). Si Vladimir Samsonov campe un Kovalev irréprochable, l’infatigable Andreï Popov fait une nouvelle fois florès en Chef de la police, vertigineusement survolté. Quant à la Voix des ténèbres, elle revient à Jurowski lui-même.
BB