Chroniques

par bertrand bolognesi

Огненный ангел | L’ange de feu
opéra de Sergueï Prokofiev

Bayerische Staatsoper, Munich
- 12 décembre 2015
Barry Koski signe L'ange de feu, opéra délirant de Prokofiev, à Munich
© wilfried hösl

Il y est question d’occultisme, de magie, d’initiation et de démonisme...
En 1908, le poète symboliste russe Valery Brioussov publie L’ange de feu, un roman tout imprégné d’Histoire qui viendrait quelques années plus tard à la connaissance de Sergueï Prokofiev. Ce dernier en tirait lui-même un livret pour son quatrième opéra, composé entre 1920 et 1927, en grande partie lors d’un séjour en Bavière. À peine installé dans une auberge dont ne lui convient pas le peu de confort, le chevalier Ruprecht découvre Renata, dans la chambre voisine, en proie à une vision terrifiante. S’ensuit l’aventure d’un homme qui, pour plaire à une femme plongée dans un corrosif désarroi mental, s’engage dans les mêmes égarements, voulant alors se faire mage, combattre l’ange de feu qu’elle aime, et ainsi de suite. Sont convoquées des figures du XVIe siècle érudites en ésotérisme, astrologie et cryptologie, comme l’angéliste Johannes Trithemius (1462-1516) et le théologien « archimage » Cornelius Agrippa von Nettesheim (1486-1635), invité sur scène.

Le metteur en scène australien Barrie Kosky, dont nous saluions les schweigsame Frau et Tristan und Isolde [lire nos chroniques du 30 juillet 2010 et du 10 novembre 2013], se saisit brillamment de L’ange de feu, signant à Munich une production dont l’extrême fantaisie est étayée par une appréhension éminemment précise de l’ouvrage. Après un préambule muet qui montre l’arrivée de Ruprecht dans une chambre d’hôtel luxueuse, légèrement « tarte à la crème », avec baldaquin, salon, table à dîner et piano – l’inverse de la médiocre mansarde qu’indiquent les didascalies, donc –, la musique commence. De même ne sommes-nous pas en des temps anciens mais aujourd’hui. La transposition traduit ingénieusement plusieurs des ingrédients initiaux, appuyant principalement la folie du « chevalier » – ici, on ne sait s’il s’agit d’un homme d’affaire plus ou moins mafieux ou d’un grand voyou globe-trotter… ce qui est presque la même chose –, Renata étant l’héroïne d’une hallucination destructrice.

Avec humour (apparition de Renata sous le lit, par exemple), la production avance parallèlement dans l’étrangeté et dans un pragmatisme érotique assez décapant, où la cécité de la Voyante renvoie à une recette antique. Non seulement les personnages sont des chimères caricaturales – Glock stéréotypé, Agrippa en sphinge, Méphistophélès en baudruche de clown dénudé, accompagnant un Faust las, débonnaire de fatigue jouisseuse, jusqu’à la mélancolie (« Tu m’ennuies » le résume assez), à la tête d’un aréopage de créatures à la lubricité homo-sado-masochiste comiquement soulignée –, mais l’apothéose finale, au cœur d’une armada de nonnes arborant le masque du Christ en couronne d’épines, tunique ensanglantée – plutôt qu’une brigade de religieuses en chaleur, comme les représentait David Freeman, lors d’une tournée du Mariinski à Berlin [lire notre chronique du 1er novembre 2003] – déchaîne un contre-exorcisme féroce qui brûle jusqu’au décor [photo]. Ainsi l’Imitation de Jésus s’entortille-t-elle en dérision, le retour des cloisons initiales laissant Ruprecht dans l’épuisement de sa démence. Encore certaines trouvailles soufflent-elles une brise délirante sur quelques tableaux, comme ce ballet de jeunes hommes en robe, tatoués et gueules ouvertes, qui se contorsionne autour d’Agrippa (« …beaux chiens de races : ce sont mes gardiens », dit-il), la lutte avec l’ange que Ruprecht, littéralement en transe, opère de son piano, et ce lever du rideau sur le dernier acte, précédemment évoqué, tout-à-fait saisissant.

Une fosse prodigieusement inspirée répond à ce généreux soufre volontiers grotesque. Contrepointant d’une gravité bouleversante la pantomime, l’excellent Vladimir Jurowski respire et cisèle dans une densité troublante sa lecture, à la tête d’un Bayerisches Staatsorchester particulièrement efficace. La profondeur de l’interprétation porte haut cet opéra à l’omniprésente « symphonie », dont l’écriture orchestrale souligne formidablement étrangeté, surnaturel et folie, non sans un lyrisme flamboyant lorsqu’il s’agit des récits exaltés de Renata (contrairement à la facture relativement fragmentée dans l’ensemble). Ce chef toujours avisé, souvent applaudi dans nos colonnes [lire nos chroniques du 2 mars 2014, du 28 février 2013, du 11 juin 2012 et du 8 décembre 2003, ainsi que nos critiques DVD Die Meistersinger von Nürnberg, The Rake’s Progress et Das Klagende Lied], conclut dans la peur le deuxième acte, mène dans une opulence touffue les interludes, dessine génialement les sinuosités de cordes lorsque Glock parle des espions de l’Inquisition, et ainsi de suite. Invitant parfois le vestige d’une berceuse russe (contrariée par un esprit frappeur), des souvenirs « motoristes » et une religiosité tendre digne de Khovantchina, l’expressivité de L’ange de feu, comparable aux œuvres ultérieures que Prokofiev livrerait au cinéma (Alexandre Nievski sur l’épisode de Glock, Ivan le Terrible en préambule à la dévoration loufoque de l’enfant par Méphistophélès), sied à merveille à l’intarissable énergie de Vladimir Jurowski et à son sens de la nuance.

Les voix ne déméritent pas, loin s’en faut.
On apprécie le médecin ferme et cuivré de Matthew Grills, le Garçon bien accroché au ton mâle de Christian Rieger [lire notre chronique du 6 juin 2015] et l’Aubergiste très sonore, un rien buffa, d’Andrea Borghini. On retrouve avec plaisir quelques valeurs de la troupe munichoise : Heike Grötzinger dont le grave envoûtant et le sensuel legato campe une Aubergiste sainement distribuée [lire nos chroniques du 6 juillet 2015, du 4 janvier 2014 et du 9 juillet 2010], Kevin Conners scéniquement fort drôle et vocalement hyper-projeté en un Méphistophélès inénarrable [lire nos chroniques du 2 juillet 2015, du 31 mai 2014, du 30 juillet 2013, du 27 et du 2 juillet 2011] et le mezzo onctueux d’Okka von der Damerau en Prieure bien projetée, à l’autorité naturelle [lire nos chroniques du 4 juillet 2015 et du 13 juillet 2013]. Incisif à souhait, Christoph Späth compose un Glock plus vrai que vrai, quand d’un grave formidablement nourri Jens Larsen donne un bel Inquisiteur. Envahissant, l’instrument d’Elena Manistina, sa couleur chaleureuse et son aigu sans faille portent bien au delà de son importance le court personnage de la Voyante [lire nos chroniques du 24 février 2012, du 24 avril 2009 et du 17 juin 2003] – bravo ! N’oublions pas de saluer la jeune basse ukrainienne Igor Tsarkov dont le chant caressant sert un Faust décadent, vissé en son fauteuil à débauche.

Les trois rôles principaux sont inégalement incarnés. Si l’Agrippa von Nettesheim de Vladimir Galouzine est proprement luxueux avec son aigu fulgurant, ne faisant que chanter et fort bien, ce qui lui donne un grand poids [lire nos chroniques du 22 janvier 2013 et du 31 janvier 2008, entre autres], le Ruprecht d’Evgueni Nikitin, pourtant satisfaisant il y a douze ans, demeure un rien faiblard aujourd’hui. Ce n’est guère qu’à partir du troisième acte que plus pleinement l’on en commence à percevoir la voix, malgré tout jamais exactement dans les notes [lire nos chroniques du 19 janvier 2012 et du 27 janvier 2003]. En revanche, l’exceptionnelle Katarina de Svetlana Sozdateleva [lire notre chronique du 15 mars 2007] s’avère également une Renata passionnante : l’outil est agile, le timbre attachant, impressionnantes la souplesse et la présence, dans ce rôle écrasant tant parce qu’il est toujours en scène que par le mode exclusivement exalté qui le véhicule.

Réussite, donc, que cet Ange de feu que les festivaliers pourront voir le 16 juillet prochain, dans le cadre du Münchner Opernfestspiele 2016 !

BB