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Chroniques
Октябрь | Octobre
film de Sergeï Eisenstein – musique de Dmitri Chostakovitch
Quoi de plus naturel que d’ouvrir le premier volet d’un cycle intitulé Lénine, Staline et la musique par la projection d’Octobre (1927) ? Qui plus est quelques jours avant l’ouverture de l’exposition (arborant le même titre) proposée in loco qui permettra de voir de nombreuses œuvres de Malevitch, Chagall, Tatline, Lissitzky, Pimenov, Deineka, etc., ainsi que les reliefs réalisés par Joseph Tchaïkov pour le pavillon soviétique de l’exposition internationale de 1937 au Trocadéro. Le hasard faisant parfois assez bien les choses, soulignons celui-ci qui fait se tourner les mélomanes parisiens vers la Révolution alors même que la marine russe annonce sa décision de réformer définitivement le croiseur Aurore qui, le 25 octobre 1917 (7 novembre selon notre calendrier), lançait la fameuse attaque contre le Palais d’Hiver…
Dix ans après la victoire bolchévique, afin de fêter cet anniversaire important, le jeune état stalinien (qui ne s’avoue pas encore tel, le successeur de Lénine intriguant encore discrètement mais sûrement) commande de nombreuses œuvres commémoratives à plusieurs artistes, parmi lesquels Alexandre Mossolov, Leonid Polovinkine, Nikolaï Roslavets et Dmitri Chostakovitch qui livrerait sa brève Symphonie en si majeur Op.14 n°2 avec chœur. Dans le domaine du jeune cinéma soviétique, Sergueï Eisenstein avait été remarqué par un court-métrage qui, s’inspirant d’une pièce d’Ostrovski, analysait en 1923 les jeux économiques qui conduisirent toute l’Europe dans la Grande guerre ; il s’agissait du Journal de Gloumov. L’année suivante, il signait La grève [lire notre chronique du 6 novembre 2005], chef-d’œuvre préludant au célébrissime Cuirassé Potemkine (1925). S’il ne participa jamais aux événements de 1917, Eisenstein prit part à la guerre civile qui s’ensuivit : alors étudiant à l’Académie des Beaux-arts, il sera de ceux qui peindront affiches et bannières, soutenant à leur manière le parti du peuple face aux blancs. En 1927, Staline ne se méfie pas encore de lui (ce sera bientôt le cas, si bien que le tournage d’Alexandre Nevski, neuf ans plus tard, sera l’objet d’une surveillance redoutable ; sans parler de l’interdiction de la deuxième partie du vaste Ivan Grozni, en 1946…).
Le 19 octobre 1920 décédait à Moscou un citoyen américain dont la dépouille connaîtrait l’honneur de funérailles officielles sur la Place Rouge : l’écrivain et journaliste John Silas Reed qui, dès 1914, publiait un ressenti indigné quant à la répression par les armes de la longue grève du charbon dans le Colorado, avant de s’installer définitivement en URSS où venait de paraître son livre Ten Days that Shook the World (autrement dit Dix jours qui ébranlèrent le monde). Bien que contrarié par tout un aspect de l’ouvrage qui montre Trotski comme le héros de la Révolution, Staline en commande l’adaptation cinématographique. Bien sûr, s’agissant de ce que l’on appelle désormais cinéma de propagande – et qui s’apparente aussi bien aux tragédies lyriques de Lully qu’aux chansons de nos troubadours d’antan, à l’hagiographique et troublant Napoléon d’Abel Gance sous la Troisième République (toujours 1927), ainsi qu’à chaque image publicitaire s’agitant quotidiennement devant nos yeux sur le petit écran, d’ailleurs –, la bobine d’Eisenstein, qui vraisemblablement ne suivit guère la consigne préalable, fut amputée des quelques mille mètres où figurait le petit homme chevelu portant lunette et barbichette.
En cette même année 1927, Chostakovitch s’attelle à sa première partition pour le cinéma : il s’agira de La nouvelle Babylone de Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg [lire notre chronique du 6 décembre 2005]. Toutefois, jamais il n’écrirait pour Eisenstein dont le compositeur reste Prokofiev. Selon l’habitude qui en fut prise en 1967, cette projection d’Octobre est accompagnée ce soir par des mouvements empruntant aux Symphonie en sol mineur Op.103 n°11, dite L'Année 1905 (1957), et Symphonie en ré mineur Op.112 n°12, dite L'année 1917 (1961), ainsi qu’au Concerto pour violoncelle en mi bémol majeur Op. 107 n°1 (1959).
C’est un superbe témoignage sur la Russie des années vingt qu’il nous est donné de voir. Eisenstein filme d’un œil à la fois tendre et impitoyable ces visages d’hommes de la rue qu’il avait recrutés dans les bars de Leningrad. Le premier carton annonçant une reconstitution de la Révolution d’Octobre, il s’agissait bien d’adopter un style de reportage ; aussi la présence d’acteurs, non forcément identifiables en tant que tels par le spectateur de cet art encore tout jeune mais dont le jeu eut été inévitable, aurait-elle tout gâché. Soulignons au passage que ce cinéma de propagande s’inscrivait dans un enthousiasme populaire à nul autre pareil, associant l’avant-garde au présent, alors même qu’en Allemagne, par exemple, le cinéma dit expressionniste trouve ses thèmes dans l’exacerbation d’un fantastique romantique déjà désuet (ne parlons pas de ce que l’on produit chez nous alors, vous en ririez). Et c’est aussi retrouver l’architecture particulière des grandes scènes réalisées par Eisenstein (fils d’architecte, d’ailleurs), tant dans le choix de certains plans que dans la structure de l’image (sans même parler du montage).
Ces extraits d’œuvres de Dmitri Chostakovitch sont souverainement interprétés par un Orchestre national d’Île-de-France affichant une forme olympique. D’emblée l’on est saisi par la grande épaisseur de ses cordes, idéales à servir le souffle épique de la soirée. Chaque trait soliste s’avère particulièrement soigné, qu’il s’agisse des ironiques mélodies du piccolo ou des sonneries de cuivres, remarquablement vaillantes – on ne déplorera qu’un violoncelle solo toujours en-deçà de la note demandée. Sous la battue de l’excellent Dmitri Yablonsky – auquel l’on doit de nombreux enregistrements de qualité [lire nos critiques de Hamlet Op.116, de la Symphonie en ut majeur Op.60 n°7 et des Suites de Jazz], l’accompagnement se révèle puissant et toujours tendu, tout en affirmant une relative austérité de l’expressivité, bien plus sobre que ce que beaucoup de chefs pensent devoir faire de cette musique.
Aussi intéressants soient-ils, les morceaux artificiellement réunis ne sauraient atteindre la cohérence d’une œuvre tout spécialement cousue pour la pellicule, l’association fonctionne assez bien, instaurant çà et là une certaine distance entre l’orchestre et l’écran, distance qui pourrait paraître respectueuse de ce registre métaphorique dont use le film, avec ses parallèles dramatiques (glaçante, la lente chute d’un cheval blanc pendouillant à la levée des ponts, figure nietzschéenne à laquelle répond celle d’un jeune insurgé dont les rombières poignardent la poitrine de leurs ombrelles élégantes), des symboles qu’il convoque (les horloges de l’internationale communiste qui se répandrait), voire des gags auxquels il ne résiste pas (excellente, la reconstitution de la statue abattue d’Alexandre III lorsque la contre-révolution gagne momentanément la partie). Octobre se ferme par l’image d’un enfant grimpant, d’abord étonné puis fièrement, sur le trône du tsar : eh oui, la Révolution regarde vers l’avenir, vers sa jeunesse, de même qu’elle est un enfant qu’il conviendra d’élever, parfois par la punition (les grandes purges ne sont pas loin) ; cet enfant-roi pourrait bien être aussi le peuple dont Staline est le petit père…
BB