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Chroniques
Пассажирка | La passagère
opéra de Mieczysław Weinberg
Régulièrement, nos colonnes évoquent cet ami de Dmitri Chostakovitch dont un des ouvrages lyriques marqua l’histoire récente du Bregenzer Festspiele. Il s’agit précisément de La passagère (Пасажирка, 1968 ; opéra en deux actes et huit tableaux), dont l’action principale a lieu sur un bateau où s’opère un flash-back d’un peu plus d’une quinzaine d’années, lorsque Lisa, désormais l’épouse modèle du diplomate Walter, était surveillante SS à Auschwitz. Encore rare dans les salles, la musique de Weinberg gagne peu à peu du terrain. Grâce à l’initiative du Quatuor Danel, on put entendre l’immense corpus que le compositeur soviétique d’origine polonaise Mieczysław Weinberg a consacré à ce genre. L’intérêt que nous lui portons nous menait dernièrement à Mannheim pour L’idiot, imaginé à partir du célèbre roman de Dostoïevski, et à Strasbourg où se jouait son Concerto en ut mineur Op.43 [lire nos chroniques du 27 juin 2013 et du 19 janvier 2017]. Peut-être connaissez-vous ce musicien sans le savoir, si vous êtes cinéphiles, puisqu’il contribua à un très célèbre film primé au Festival de Cannes en 1958, Quand passent les cigognes (Летят журавли, Mikhaïl Kalatozov, 1957).
Dans la seconde moitié des années soixante, Weinberg se penche sur un récit de Zofia Posmysz et confie à Alexandre Medvedev l’écriture du livret. Comme nombre de ses pages, celle-ci ne fut créée que dix ans après sa disparition, et encore de manière incomplète. Ce n’est qu’en 2010 que La passagère vit véritablement le jour [lire notre critique du DVD]. Certes, il ne s’agit pas une œuvre facile à monter : ses incessants changements de lieu, l’instable aller-retour entre temps de paix et drame de guerre, entre démocratie et dictature, la croisées des langues chantées au fil des situations (le personnel du paquebot s’exprime en anglais, lui, quand le couple Lisa-Walter utilise l’allemand) et selon que les prisonnières arrivent de Varsovie, de Dijon ou de Smolensk, enfin la réalité évoquée, à savoir la vie dans un camp de concentration, nécessitent du courage et du génie. De fait, à constater que seuls le parterre et le premier balcon de la Semperoper sont ouverts, ce soir, il faut reconnaître que le public demeure plus friand d’une énième version de ses opus favoris – c’est dommage.
Avec la complicité de Corinna Tetzel pour le décor dont la ronde finit par faire s’interpénétrer fort à propos les espaces dramatiques, les costumes rigoureusement historiques de Bettina Walter et la lumière souvent sculpturale d’Olaf Winter, Anselm Weber signe une mise en scène efficace et sensible, discrètement ponctuée par la vidéo de Bibi Abel. Au cœur du bateau, le camp où Lisa rencontrait autrefois Marta, jeune Polonaise « au caractère trempé » qu’elle décida de s’associer parmi les prisonnières afin de les plus aisément diriger, comme il était d’usage. Forte, Marta aide chacune, tente volontiers l’impossible, cite à l’occasion des vers de Sándor Petőfi et jamais ne désespère. Elle est incarnée par Barbara Dobrzanska dont les moyens vocaux font merveille de ce rôle éprouvant.
Parmi ses camarades captives, il faut citer la touchante Krystina d’Ewa Zeuner, la fraîche Yvette de Larissa Wäspy, Franziska Gottwald en Bronka dont la prière est saisissante, Sabine Brohm en Vieille détenue hystérique, enfin l’excellente Emily Dorn dont bouleverse la Katia (la chanson russe donne le frisson). Grande dut être la tentation de suivre à la lettre l’invitation induite par livret et musique de caricaturer les officiers nazis ; leur représentation froide, comme blasée par l’horreur elle-même, est bien plus percutante, Anselm Weber l’a compris. Le ténor piquant de Tom Martinsen sert le plus vilain des trois, le baryton robuste de Matthias Henneberg et la basse ferme de Michael Eder se chargeant des deux autres. Enfin, le ténor fort impacté de Timothy Oliver est parfaitement distribué en Steward.
Dans la partie de Walter, le diplomate fort contrarié par ce qu’il apprend de son épouse et qui pourrait nuire à sa carrière, Jürgen Müller accuse quelques moments de fatigue. Mais comment faire autrement ? Weinberg a écrit le rôle dans une tension extrême qui ne pardonne rien. Markus Butter possède une grande voix, cuivrée dans l’aigu comme un baryton léger, puissante et sombre dans le grave tel un baryton-basse, le médium bénéficiant d’une homogénéité indiscutable. Ainsi son Tadek est-il inclassable, fidèle à une tessiture que le compositeur élargit au delà des définitions habituelles. Christina Bock compose une Lisa à son tour angoissée par le boomerang du passé, d’un chant très tendu, lui aussi, où elle déploie un instrument flatteur et expressif.
Avec un tel plateau vocal et une production de bon aloi, La passagère ne pouvait que convaincre. Mais une grande partie du succès est encore redevable à la direction fort avisée de Christoph Gedschold. À la tête d’une Staatskapelle Dresden en pleine forme, dont on admire les cordes soyeuses et les bondissantes percussions, le chef révèle l’inventivité dramatique de la partition, aussi proche de Grażyna Bacewicz pour les cordes que d’Ervín Šulhov quant au cosmopolitisme rythmique, pourrait-on dire. En des demi-teintes assez redoutables, les interventions du Sächsischer Staatsopernchor Dresden (mené par Jörn Hinnerk Andresen) sont également louables. Élaboré en collaboration avec l’Opéra de Francfort (où il fut joué il y a quelques mois), ce spectacle mérite plus large audience.
BB