Chroniques

par bertrand bolognesi

Пиковая дама | La dame de pique
opéra de Piotr Tchaïkovski

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 19 janvier 2012
La dame de Pique à Bastille (Paris), photographié par Elisa Haberer
© elisa haberer | opéra national de paris

Quatrième série de représentations pour cette Dame de pique imaginée, dans le décor de David Borovsky et les costumes de Chloé Obolensky, avec la chorégraphie d’Yuri Vasilkov et sous les lumières de Jean Kalman, par Lev Dodin à partir des œuvres éponymes d’Alexandre Pouchkine et de Piotr Tchaïkovski – il convient bien de préciser « à partir de » ses deux sources, en souvenir du remous qui saluait cette mise en scène à sa création, en 1999. Jeune et brillant directeur musical de l’Opéra des Flandres, le Moscovite Dmitri Jurowski dirige les sept nouvelles séances de ce curieux et génial « objet d’opéra », pourrait-on dire – à situer entre théâtre et scène lyrique –, dans un geste orchestral à l’ampleur profonde, spectaculaire même, et cependant ténue, dont l’expressivité hyper romantique magnifie les égarements résolument dostoïevskiens de cet Hermann-là. Les bois colorés comme les cordes soyeuses de l’orchestre maison sont des alliés qui affirment une grande forme.

Disons-le d’emblée : cette soirée ne renoue guère avec l’engagement dramatique bouleversant dont put bénéficier la production en ses premiers pas. C’est cependant Vladimir Galouzine qui sert une fois encore ce rôle dont il créait il y a treize ans l’angle particulier avec la complicité de Dodin. Plus en voix qu’à Toulouse dans la production d’Arnaud Bernard [lire notre chronique du 31 janvier 2008], le ténor livre un Hermann plutôt las de l’être, aux enthousiasmes moribonds, aux torpeurs plombées. Où est-il, ce grand paranoïaque manipulateur qui fit si diablement danser l’hôpital… De même Olga Guryakova, pour affirmer une efficace maturité vocale, demeure-t-elle trop en retrait, comme timorée. Dans la crainte de laisser l’émotion envahir la voix – travers contre lequel mettent en garde les mémoires de Chaliapine, par exemple (1932) – le contrôle est bien compréhensible ; mais sans mettre en danger ses moyens une Mattila n’était-elle pas parvenu à magnifier le chant à travers une incarnation autrement investie ?

Il n’empêche : perdure ce côté Marat-Sade qui fascine (Peter Weiss, Die Verfolgung und Ermordung Jean Paul Marats dargestellt durch die Schauspielgruppe des Hospizes zu Charenton unter Anleitung des Herrn de Sade), comme les voluptueux avatars de la culpabilité, de la séduction, du mensonge et du déshonneur (les dernières répliques de Liza s’y jettent avec un bonheur proprement hystérique), l’omniprésence d’une Comtesse/Commandeur parfaitement révélée (en accord absolu avec la discrète citation par la partition – « je ne sais pas pourquoi » – de la mort de la future statue mozartienne), le sentiment de pouvoir toucher de près la damnation qu’évoque déjà le chœurs de gamins du début ; perdurent surtout les harmoniques graves d’une couleur barytonnant le timbre de Galouzine jusqu’en son aigu, qui en font plus une voix qu’un ténor – une voix comme l’on dit au théâtre qu’un acteur en possède une par laquelle tout prend sens comme par aucune autre.

Encore est-ce la musique elle-même qui s’avère triomphatrice de la soirée, grâce à l’à-propos, à la pertinence et au savoir-faire du chef comme à une distribution satisfaisante dans l’ensemble – une appréciation que seule vient contredire la prestation d’Evgueni Nikitin, Tomski instable à la phonation souvent heurtée et au bas-médium hasardeux. Aussi saluera-t-on la brève intervention de Fernando Velasquez (Tchaplitski lumineux), la salutaire clarté du ténor Martin Mühle (Tchekalinski) et plus encore le velours et la ferme autorité de la basse Bálint Szabó (Sourine), sans omettre la tendre élégance du phrasé de Ludovic Tézier, grand Eletski, assurément.

Du côté des dames, si Nona Javakhidze (Macha) ne démérite pas, Varduhi Abrahamyan campe une Pauline bien chantante mais trop peu consistante théâtralement. Enfin, Larissa Diadkova s’affirme excellente Comtesse, convoquant une sensualité de grave qui, à elle seule, sème le doute quant aux troubles multiples de l’anti-héros (quand bien même la dame serait sensée compter quelques quatre-vingt printemps) et une idéale morgue de jugement dernier.

BB