Chroniques

par katy oberlé

Сорочинская ярмарка | La foire de Sorotchintsy
opéra de Modeste Moussorgski

Komische Oper, Berlin
- 22 avril 2017
à la Komische Oper de Berlin, La foire de Sorotchintsy de Moussorgski : génial !
© monika rittershaus

On rit ! On rigole ! On se marre et l’on se bidonne !
Quand Nikolaï Gogol écrivit sa nouvelle La foire de Sorotchinsky, en 1829, avec laquelle commence le recueil Les soirées du hameau, il ne se doutait pas que, près d’un demi-siècle plus tard, Modeste Moussorgski en ferait un opéra. Sept ans après Boris Godounov, le compositeur russe se lance dans un ouvrage buffa qu’il ne mènera pourtant pas à terme, à l’instar de Salammbô (1866) et de Khovantchina (1880), inachevés eux aussi. Plusieurs musiciens se sont donc employésà finir le dernier acte et à orchestrer la particelle. Plutôt que les versions d’Alexandre Tchérepnine ou de César Cui, la Komische Oper de Berlin a choisi celle de Vissarion Chébaline.

Nous voici en pleine Russie agraire, pour une fête rituelle drôle et mystérieuse que Barrie Kosky emporte de son génie loufoque et sensible. Pour ce faire, il s’appuie sur le conte et ses tordantes diableries, sans oublier ce personnage de mégère redoutable, autant dévoyée que moralisatrice, mais surtout sur la musique de Moussorgski, qui se situe dans la veine comique de l’épisode de l’auberge dans Godounov : les deux moines alcoolisés sont ici Tchérévik, le mari de Khivria, et son vieil ami, docteur ès pochetronnerie. J’ai dit Russie ? Non, Sorotchinsky est un village au cœur de l’Ukraine fertile, précisément le village où Gogol naquit en 1809 – c’est dire s’il connaissait bien la terre et les gens qu’il a décrits dans son récit.

Il y a bien de quoi stimuler le talent de Barrie Kosky, dans cette incroyable Foire de Sorotchintsy ! Après un début dans le secret d’un chœur tzigane à peine éclairé par des veilleuses, le metteur en scène fait surgir un peuple rural, dames à coiffes et gosses en vareuses brodées – costumes et décors de Katrin Lea Tag. Puis tout le spectacle s’emporte en un tourbillon absolument génial ! Les scènes d’ensemble vivent et même trépignent de vie. Ça danse, tourne et court, avec cette extravagante bonne humeur à l’œuvre dans toutes ses productions [lire nos chroniques de Die schweigsame Frau, de L’ange de feu et de Saul], et qui laisse imaginer ce que seront ses Meistersinger à Bayreuth, dans quelques mois… Le grand marché s’anime, on admire au passage les motifs très joliment travaillés des robes, dans des tons jamais criards et sur fond noir, à l’inverse du Gitan en chemise verte à froufrou et pantalon moulant, plus vrai que nature. Pourquoi tout ce petit monde sautille régulièrement, jambes serrées, comme sous le coup d’une obligation magique ? On ne le saura pas, mais peu importe, c’est si drôle et poétique en même temps.

Surpris, le public s’esclaffe pendant le duo des pochetrons, manteaux enchevêtrés, comme deux clowns irrésistibles – on ne voit jamais ça à l’opéra ! Qualifier Khivria de mégère est presque un compliment, face à la méchanceté caricaturale qui l’anime à l’égard de son vieux qu’elle malmène par les bretelles, sur un texte franchement fleuri. Mais on la retrouve un peu plus loin, préparant galettes, blinis et gâteaux pour son amant, le fils du pope… qui tombe dans les ronces en faisant le beau, si bien qu’elle lui arrache les épines des fesses sur le piano de cuisine ! Et vu que ce comptoir dissimule les pieds des personnages, on se croirait au guignol. La production regorge de trouvailles qui s’enchaînent à un rythme effréné, sous les éclats de rire de toute la salle. Le clou ? Pour le cacher, la cougar enfonce la tête du bellâtre dans le croupion de la dinde prête à enfourner. Lorsqu’ils arrivent, voir le futur rôti se déplacer épouvante les compères, ouvrant ainsi la porte à toutes les superstitions, enfin à La casaque rouge, récit dantesque de l’invasion des cochons qui mène à un fabuleux banquet de groins endimanchés. Entre-temps, l’incursion étrange de la terrible Berceuse des Chants et danses de la mort de Moussorgski, puis le sabbat qui envahit le plateau avec Une nuit sur le mont Chauve. Petits gorets duveteux à l’avant-scène, verrat autoritaire siégeant au centre de la table, entouré d’une ribambelle de porcs et de porcelets, sans oublier quelques figures humaines en cours de cochonification (juste un groin, une paire d’oreilles ou une queue en tire-bouchon s’échappant du frac) et six grandes apparitions porcines montées sur échasses – complètement déjanté ! Le « rêve diabolique » de Gritzko s’éloigne, le pacte qu’il a fait avec le Tzigane malin fait son chemin : la noce avec Parassia aura lieu.

Question voix, il n’y a rien à redire, tout le monde est bien dans son rôle. Et ils sont tous applaudis de bon cœur par des spectateurs en liesse. Bravo à Hans Gröning pour son Tzigane impeccable et ambigu, à Ivan Turšič en Afanassi (l’amant) vaillant, à Tom Erik Lie pour son Compère sympathique, à la basse Jens Larsen en Tchérévik truculent [lire notre chronique du 19 novembre 2016]. Trois artistes éblouissent le théâtre : Mirka Wagner est une Parassia superbe, dont la fameuse chanson tire les larmes, le ténor australien Alexander Lewis, déjà remarqué dans le répertoire russe [lire notre chronique du 5 décembre 2013], est épatant en Gritzko, vocalement et scénique souple comme personne, et notamment dans la Berceuse où il réussit à évoquer une faucheuse souriant dents serrées tout en chantant parfaitement – il fait peur ! –, enfin le mezzo-soprano polonais Agnes Zwierko campe une Khivria généreusement projetée, d’un format à couper le souffle.

À la tête des Chorsolisten der Komischen Oper Berlin (David Cavelius), du Kinderchor (Dagmar Fiebach), du Vocalconsort Berlin et de l’orchestre maison, dont nous félicitons la harpe solo, Henrik Nánási livre une interprétation flamboyante, main dans la main avec la mise en scène. La foire de Sorotchintsy se joue encore le 13 mai, le 10 juin et le 16 juillet : allez-y, vraiment – quelle soirée !!!

KO