Chroniques

par bertrand bolognesi

Три сестры | Trois sœurs
opéra de Péter Eötvös

Oper, Francfort
- 14 septembre 2018
à Francfort, Dorothea Kirschbaum rate sa mise en scène de "Trois sœurs" d'Eötvös
© monika rittershaus

Dans sa maison d’Hourzouf, en Crimée, Anton Tchekhov écrit, durant l’été 1900, Три сестры (Trois sœurs), qui sera créée à Moscou en janvier de l’année suivante. À la fin du siècle, Claus Henneberg l’adapte pour le compositeur hongrois Péter Eötvös ; ce fut là sa dernière contribution, le fameux librettiste – auquel on doit les textes d’Enrico de Manfred Trojahn [lire notre chronique du 31 janvier 2018], du Pavillon d’or de Toshiro Mayuzumi [lire notre chronique du 29 mars 2018] et du Lear d’Aribert Reimann [lire nos chroniques du 17 mai 2014, des 23 et 31 mai 2016, enfin du 23 août 2017] – s’éteignant le 22 février 1998, vingt jours avant la première mondiale de l’ouvrage, à l’Opéra national de Lyon [lire notre chronique du 24 mars 2012]. Cette création fut un événement retentissant, si bien que la pièce fit l’objet de nombreuses productions durant ces vingt dernières années. Le 9 septembre, l’Opéra de Francfort, où Johannes Erath s’est penché sur Angels in America (d’après Tony Kushner) en 2009 et, plus récemment, Elisabeth Stöppler sur Der goldene Drache (d’après Roland Schimmelpfennig) [lire notre chronique du 4 juillet 2014], ouvre sa saison 2018/19 avec ce classique du répertoire contemporain qu’il confronte, depuis quelques jours, avec Lost Highway d’Olga Neuwirth [lire notre chronique de l’avant-veille].

Contrairement au metteur en scène Herbert Fritsch et aux chefs Michael Boder et Peter Sommerer qui, à Zurich, préférèrent confier les rôles des filles Prozorov à des chanteuses [lire notre chronique du 11 avril 2013], l’équipe de production réunie à Francfort s’en tient scrupuleusement à la version originale, conçue pour quatre contre-ténors (chacune des sœurs, ainsi que la femme d’Andreï). Mais la relative étrangeté induite par le choix du compositeur ne s’accommode guère de la lecture naturaliste de Dorothea Kirschbaum qui, avec la complicité d’Ashley Martin-Davis pour le décor, de Michaela Barth quant aux costumes et de Joachim Klein aux lumières, cantonne le petit monde des Trois sœurs dans une maison au design fonctionnel, avec des jeux d’enfants dans la cour, et en inscrit les relations familiales et amicales dans les conventions d’aujourd’hui. La femme de théâtre passe à côté de la dimension épique de cette tragicomédie, n’entrevoyant jamais la relative subversion qui l’habite. Du coup, la présence d’hommes dans les rôles féminins jure à chaque pas – à chaque note, pour ainsi dire –, malgré le soin d’avoir coiffé de perruques les personnages non-travestis, comme pour unifier les artifices. Là où la fantaisie pouvait magnifier cet aspect spécifique de l’opéra, un trop sage réalisme le décrédibilise cruellement. De la même façon, l’orchestre dissimulé à l’arrière du plateau est cette fois en surplomb et parfaitement visible, ce qui annule l’impact d’un son venu de nulle part. Fallait-il vraiment inviter le public en cuisine ?... Montrer les trucs du magicien entrave l’effet du numéro. Sans le vouloir, Kirschbaum agit donc contre l’ouvrage plutôt que de le servir.

Au(x) pupitre(s) du Frankfurter Opern- und Museumsorchester, Nikolaï Petersen sur scène et Dennis Russell Davies en fosse mène une interprétation techniquement irréprochable, mais cette exactitude décapante, sans élan ni relief, s’avère dépourvue de l’aura souhaitée – tout y est, sauf la musique. La distribution vocale sauve la mise, malgré de vraisemblables difficultés à porter l’œuvre dans un contexte si contrarié. On retrouve Eric Jurenas en Natacha fourbe et puissamment projetée [lire nos chroniques du 25 juin 2017 et du 11 août 2018], Dmitri Egorov en sévère Olga [lire notre chronique du 13 avril 2018], Ray Chenez, lumineux en touchante Irina [lire notre chronique du 4 février 2016] et, surtout, l’excellent David DQ Lee qui fait rayonner d’une superbe indicible la partie de Mascha [lire nos chroniques du 10 août 2011, du 15 juillet 2012, du 23 janvier 2017 et du 28 janvier 2018]. Parmi la gente masculine de cet aréopage se font particulièrement remarquer Alfred Reiter qui campe une inquiétante Anfisa, la robuste vieille nounou [lire nos chroniques du 28 mars 2004, du 12 avril 2012 et du 25 janvier 2013], le noble Kouliguine de Thomas Faulkner [lire notre chronique de la veille], l’Andreï du jeune baryton Mikołaj Trąbka et l’impressionnant Soliony de Barnaby Rea, basse envoûtante [lire notre chronique du 12 avril 2018].

BB