Chroniques

par bertrand bolognesi

19 décembre 1958 : Maria Callas au Palais Garnier
Tito Gobbi, Albert Lance et Georges Sébastian

Pathé Live / Cinéma Gaumont-Champs-Élysées, Paris
- 3 décembre 2023
Maria Callas, à Paris, en 1958, quelques jours après ses trente-cinq ans...
© pathé-gaumont

Le 2 décembre 1923, à Manhattan, naissait une certaine Sophia Cecilia Kalogeropoulos. Près de vingt-deux ans plus tard, la jeune femme choisit pour nom d’artiste Mary Callas. À partir de 1947, elle est pour tous Maria Callas, même si la paperasse officielle ne l’appelle pas ainsi. À l’occasion du centenaire de la venue au monde de celle qui incarna l’opéra à elle toute seule, plusieurs événements sont offerts au mélomane, qu’il s’agisse des documentaires diffusés sur la chaîne de télévision Arte, du Gala Vissi d’arte mis en scène par Robert Carsen à l’Opéra national de Paris, de diverses émissions radiophoniques ou de la captation restaurée du fameux concert du 19 décembre 1958, projetée dans les cinémas Pathé Gaumont samedi soir et dimanche en fin d’après-midi.

Réalisé pour l’ORTF par Roger Benamou, le film de ce récital de légende a subi un heureux lifting comprenant sa colorisation comme la mise au juste niveau sonore. Pour goûter ce document inestimable de la première fois où Callas s’est produite au Palais Garnier, notre choix s’est porté sur le Gaumont Champs-Élysées, bâtiment conçu dans l’esthétique Art Déco de son époque par l’architecte Eugène Bruyneel et inauguré le 30 mars 1933, en présence de nombreuses personnalités de l’écran et de la société mondaine, par le film du réalisateur d’origine hongroise Alexander Korda (Sándor Kellner) La dame de chez Maxim’s, d’après la comédie homonyme de Feydeau. Juste avant de redécouvrir ce récital qui comptera soixante-cinq printemps dans quelques jours, nous apprenons la fermeture du Gaumont Champs-Élysées, le soir-même. Demain, après quatre-vingt-dix ans de service, ce bel endroit avancera en silence vers l’oubli, à l’instar de nombreuses grandes salles parisiennes qui marquèrent l’histoire du septième art – il fut un temps où l’avenue des Champs-Élysées était surnommée l’allée du cinéma, sur lequel une page se tourne.

Par-delà cette triste nouvelle, nous voilà vite plongés dans l’actualité du 19 décembre 1958, introduite par un bref reportage montrant l’arrivée de la cantatrice Gare de Lyon, de même que les caméras l’accompagneront, pour finir, jusqu’à l’avion qu’elle empruntera avec son caniche. Entre ces voyages, le concert de la Légion d’honneur. On reconnaît le Tout-Paris d’alors, représenté par Jean Cocteau, entre autres, qui prend place au Palais Garnier. Deux extraits de Norma (Bellini) ouvrent la fête. Il ne paraît guère utile de décrire en détail le déroulement de la fameuse soirée, étant entendu que nous ne nous aventurerons certes pas à émettre quelque avis critique sur le chant de la Diva assoluta. Plus simplement, ce moment possède son indéniable pouvoir émotionnel. Nous entendons ensuite deux airs d’Il trovatore (Verdi), avant que le soprano quitte le carcan des définitions : de lyrique, la chanteuse se fait coloratura avec Una voce poco fa du Barbiere di Siviglia (Rossini) où elle montre l’agilité de son organe. L’orchestre maison et son Chœur sont dirigés par Georges Sébastian, chef d’origine hongroise (György Sebestyén).

La seconde partie du récital, si le mot désigne vraiment ce à quoi nous assistons via le grand écran et les haut-parleurs, est entièrement occupée par l’acte médian de Tosca (Puccini). Avant de retrouver la Floria enflammée et bouleversante dont ont témoignée plusieurs enregistrements live et captations, nous apprécions le ténor australien Albert Lance, cadet de dix-neuf mois qui incarne Cavaradossi. Le vilain Scarpia n’est autre Tito Gobbi. La scène est connue, elle est atroce et captivante ; on ne s’en lasse pas. Ce dont on se rend plus précisément compte ce soir, c’est du naturel de Maria Callas dans ce rôle mélodramatique qui appelle l’exagération. Alors qu’elle minaudait un brin dans les airs préalable, elle n’est plus, malgré la mise en abime du rôle lui-même, la diva qu’attend la capitale française mais la Tosca qui souffre et tue. Aussi étrange que ce soit, le public et nous-mêmes sortons dans la nuit avec le sentiment d’avoir vécu quelque chose de particulier, quelque chose qu’on pense revivre chez soi via un DVD ou une retransmission sur quelque support web… mais non, il y a l’écran, le son, le lieu et les innombrables paires d’oreilles venues elles aussi rendre hommage à la Callas qui s’était installée dès 1961 à Paris.

BB