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Chroniques
1955, Sergueï Gortchakov visite les Tableaux d’une exposition
Orchestre National de France, Denis Matsuev et Kurt Masur
Qui, aujourd’hui, ne sait pas que Ravel réalisa une orchestration de Tableaux d’une exposition, le célèbre recueil pour piano de Modeste Moussorgski ? Aujourd’hui la plus jouée, la version écrite par le Français en 1922 n’est cependant pas la seule, n’en déplaise à certains commentateurs. Du magnifique autant que redoutable cahier de pièces achevé par Moussorgski en 1874, c’est Mikhaïl Tushmalov, un élève de Nikolaï Rimski-Korsakov, qui, en 1891 déjà, signa la première tentative d’orchestration, ne considérant pas l’intégralité du cahier. En 1915, avec uniquement la Première Promenade sans ses variantes, Henry Wood, grand défenseur de la musique de son temps en Angleterre, propose sa version. En 1921, le Slovène Leo Funtek accomplit la première adaptation complète des Tableaux, créée en Finlande alors même que Ravel travaille à la commande que lui en a faite Sergeï Koussevitzky. Deux ans plus tard, Léonidas Leonardi dédie son arrangement à Stravinsky. Puis viendront des versions dues à des chefs d’orchestre, s’affirmant souvent par rapport à celle de Ravel, telles celles d’Arturo Toscanini, aujourd’hui perdue, de Léopold Stokowski ou de Nikolaï Golovanov, volontairement incomplète. Élève de Schönberg, directeur de l’Orchestre de la Radio de Berlin jusqu’en 1931, Walter Goehr publie en 1942 une intéressante version chambriste (à Londres où il s’est exilé en 1933). Enfin, quelques collectionneurs gardent jalousement leur enregistrement (78 tours) d’une version signée Lucien Caillet (à qui l’on doit notamment quelques arrangements d’œuvres de Sibelius) dirigée par Eugène Ormandy à la tête du Philadelphia Orchestra.
En 1955, soit deux ans après la mort du Petit Père des Peuples, Sergueï Gortchakov achève une orchestration qui tente de renouer avec les désirs de Moussorgski lui-même, nourrie d’une lecture fructueuse de la partition originale de la Nuit sur le Mont Chauve (plutôt que de son élégante révision par Rimski-Korsakov, aujourd’hui encore la plus jouée) dont la sauvagerie inspire ses choix. L’on y entend une couleur nettement plus farouche que celle de Ravel, une articulation musclée qui renvoie aux climats Boris Godounov et Khovantchina. Les effets de gong prolongés viennent tout droit de la Nuit.
Kurt Masur – qui dirigeait la partition ici-même il y a sept ans [lire notre chronique du 8 avril 2004] – profite de la riche épaisseur (quelque peu soviétique) convoquée par Gortchakov dès l’introduction de la Promenade I, surprenant bientôt l’écoute par les échos campanaires déployées par les percussions de Gnomus, dense, voire un peu frustre. Après une Promenade II délicate et un rien retenue, Le Vieux Château se coule dans le plomb du drame et rencontre une inflexion chorale nouvelle. Cordiale Promenade III puis gentilles Tuileries déboulent sur l’implacable Bydlo, terrifiant comme une armée, avec une puissance opératique indéniable – Khovantchina, bien sûr, mais aussi Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch (1934) – où l’époque de l’orchestration s’entend également. L’amoureuse tendresse de la Promenade IV introduit un Ballets des poussins dans leur coque où même les violons font l’oiseau – encore l’époque : nous ne sommes pas loin des illustrations musicales conçues pour les films d’animation soviétique d’alors. Et cependant, l’on entendra, dans tous les moments pouvant s’apparenter à la danse, un certain regard vers Tchaïkovski (qui n’effleura guère l’esprit de Ravel, par exemple). L’épisode Samuel Goldenberg et Schmuyle se fait plus mafflu que jamais, la franchise presque simplette de la Promenade Vmenant bientôt à un Marché de Limoges où s’entremêle une foule de sonorités, et même quelques alliages timbriques que la facture française dite « impressionniste » (pour impropre qu’il soit, le terme est entendu) n’aurait pas reniés. Catacombes précipite ensuite des contrastes violents, hérités de la Suite Scythe (1930) et de la cantate Alexandre Nievski (19638) de Prokofiev, se cloutant bientôt dans un Con mortuis in lingua mortua d’une gravité bouleversante, tandis qu’en véritable effraie La cabane sur des pattes de poule annonce des dangers souterrains qui ne prêtent certes pas à sourire. Enfin, l’exécution s’achève devant La Grande porte de Kiev : fortissimo gigantesque de l’hymne, écrasant, où s’exprime soudain le choral de clarinettes, îlot de prière au centre de la force, finalement repris par des cuivres copieux, en louange publique qui se veut rassembleuse mais dont le lourd sacre pourrait tout aussi bien faire peur, scellant un final hypnotique à la manière de Zavod (Mossolov, 1926).
Cette filiation entre l’orchestration de Gortchakov et Prokofiev et est rendue d’autant plus évidente que la musique de l’aîné occupe la première partie de cette soirée. Aussi Kurt Masur introduit-il le Concerto en ré bémol majeur Op.10 n°1 (1911-12) au rouleau-compresseur, pour ainsi dire, cédant la place à l’infernale cadence dans laquelle le pianiste Denis Matsuev se jette de bon cœur. Le caractère quasi improvisato de l’œuvre rencontre un interprète inventif qui en révèle tout le relief, déployant des trésors de délicatesse dans l’aigu du clavier et développant une riche palette dynamique dans les traits obstinés. Malgré l’excellence du soliste, quelque chose ne prend pas, dans cette exécution. C’est que les interventions d’orchestre s’y font « à l’arraché », accusant de nombreuses disgrâces à presque tous les pupitres, voire de curieux problèmes de mise en place. À un public chaleureux et conquis, Matsuev répond par une interprétation exquisément tendre de Juin, la barcarole des Saisons de Tchaïkovski.
À la décharge des musiciens de l’Orchestre National de France, signalons à la fois la fatigue occasionnée il y a deux soirs lors du concert donné dans la nef du Musée d’Orsay, et l’absence incontestable de Kurt Masur (vraisemblablement fatigué, lui aussi) à ce qu’il fait ce soir. L’exécution de la Symphonie en ré majeur Op. 25 n°1 « Classique » (1917), en ouverture de programme, souffre cruellement d’une telle circonstance, au point de patiner dans le style sans parvenir jamais à en atteindre l’élégance et l’esprit, s’enferrant bien au contraire dans une pâte assez ursine, sans couleur, à l’énoncé parfois scolaire.
BB