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Chroniques
2001: a space Odyssey | 2001, l'Odyssée de l'espace
film de Stanley Kubrick – musiques d’Aram Khatchatourian,
Le vide sidéral est habité par une tension grave. Il est énervé, traversé d’ondes perceptibles en grincements grâce à la profondeur d’un orchestre conséquent. L’extrait de l’angoissant Atmosphères de György Ligeti (1961), qui s’échappe comme la bouffée d’un air étranger sous une épaisse porte close, introduit le film 2001: a space Odyssey de Stanley Kubrick (1968). Le spectateur est d’abord auditeur, plongé pendant plus de trois minutes face à un écran noir.
Donné dans sa pleine mesure en ciné-concert au Grand Rex par l’Orchestre national de France et le Chœur de Radio France (soit près de deux cents artistes), respectivement dirigés par Pieter-Jelle de Boer et Zoltán Pad, c’est bien un prodige de la science-fiction que voilà, aussi ouvert à l’interprétation du public que maîtrisé par ses auteurs, Kubrick et son co-scénariste Arthur Charles Clarke. À l’exception de l’entrée en matière, la musique y est peu utilisée. Le propos est en général exprimé par les arts graphiques, dans un geste poétique unique, reflet d’un traitement métaphysique, sans l’ombre d’un doute. En effet, 2001... est l’un des rares films dont on peut dire l’avoir véritablement compris (bien souvent à l’aide d’analyses et d’éclairages, par exemple ceux de Jacques Goimard (1934-2012). Depuis plus de soixante ans, la conception de ce grand spectacle impressionne, l’œuvre de plus en plus réputée importe... et le ciné-concert de conquérir la foule, médusée et rugissant de plaisir dans l’acclamation générale au générique de fin.
La musique, pour sa part, semble confinée à quelques petits emplacements, très précis mais justes, infime dans la grande conversation entre les êtres, mais précieuse [lire notre chronique de la veille]. La meilleure des sélections musicales – puisque Kubrick a écarté l’excellente trame originale commandée à Alex North (1910-1991) – pourrait être les chœurs de Ligeti, puisés dans ses Requiem (1965) et Lux Aeterna (1966), accompagnant les apparitions du monolithe – il renferme peut-être toutes les voix de l’Univers, suggère Goimard. L’effet de masse, de magnétisme et de finesse des voix en canon est atteint, au bord de la saturation, particulièrement lors de la rencontre lunaire des hommes avec leur mystérieuse pierre de touche, à l’heure d’une nouvelle étape dans l’évolution de l’intelligence et de l’imagination.
L’extase musical survient avec An der schönen blauen Donau Op.314 de Johann Strauss II (1867), qui illustre d’abord les avancées technologiques observables dans l’aéronef. Grâce à la baguette flottante et soucieuse de gradation du chef de Boer, en suivant le mouvement, devenu plus noble, de la valse, on passe de ces visions assez humoristiques des gadgets du futur à des images splendides – et folles pour bien des individus en l’an 1968 ! – de machines plus imposantes, typiques du space opera : de gigantesques satellites ou navettes, des écrans de contrôle très savants, tous d’usage fluide. Les vaisseaux spatiaux paraissent danser le ballet puis, à mesure que la battue s’affermit comme pour donner plus d’élan à l’entreprise humaine, l’immense centrifugeuse fait de grands tours, vus de l’extérieur, puis de l’intérieur. Belle ivresse ! L’incroyable manège fait rêver...
Ici finit le prologue. Enfin l’on prononce les premiers mots. Dans la station internationale entre Terre et Lune, des voyageurs se croisent et échangent des banalités. La valse planétaire reprend peu après, plus sage et plus divertissante que les cris de singe précédents ou les respirations rauques des astronautes bientôt de sortie. Par contraste, le charme de la danse souligne combien rude et triviale est la société humaine, selon Kubrick. Au doux rythme viennois, le songe se prolonge jusqu’à culminer avec l’impeccable alunissage, symbole de sommet de perfectionnement de la NASA et de notre montée en puissance scientifique jusqu’à devenir, à notre tour, jardiniers des étoiles (selon l’expression de Clarke). L’orchestre paraît alors plus sec et les trompettes encore plus claires.
Du primate contemplant la voûte céleste à l’homo sapiens s’élevant dans les étoiles, le film décrit en de grandioses figures de style comment l’homme défit tout. L’élan, l’espoir, le panache répondent à l’appel du surhomme nietzschéen, ainsi le recours répété à l’introduction du poème symphonique Also sprach Zarathustra Op.30 de Richard Strauss (1896). L’ONF en respecte toute la gravité et tout l’éclat. Enfin, quand l’environnement globalement froid et viril cède à l’émotion et qu’au milieu des ordinateurs est dite la tristesse des navigateurs du cosmos, si loin de la chaleur du foyer, la musique souligne l’empathie du regard sur des individus qui, en pleine mission extraordinaire, se sentent désœuvrés. Il s’agit d’une page puisée dans le ballet Գայանե d’Aram Khatchatourian (Gayané, 1939/57), Adagio au pouvoir apaisant, suffisamment fantastique pour baigner le parterre et les deux balcons du Grand Rex dans un calme tiède.
L’esprit reposé, puis alerté de nouveau, en tout cas toujours stimulé avec un plaisir certain, comment résister à l’alignement des planètes, au jeu avec l’Enfant-Étoile ? Si 2001 est loin derrière notre calendrier, le cinéma a encore de beaux jours devant lui avec un tel chef-d’œuvre au programme – et le ciné-concert davantage encore !
FC