Chroniques

par laurent bergnach

...22,13...
Musiktheater-Passion de Mark Andre

Festival d'Automne à Paris / Amphithéâtre Bastille, Paris
- 28 septembre 2004
...22,13..., Musiktheater-Passion de Mark Andre
© régine koerner

« Je suis l'Alpha et l'Omega, le premier et le dernier, le commencement et la fin. » Du treizième verset du chapitre 12 de l'Apocalypse de Jean de Patmos, dernier livre de la Bible, Mark Andre tire le titre de son œuvre et ceux de ses trois parties. …22,13… est une Musiktheater-Passion, un genre plus connu outre-Rhin, qui mêle musique et théâtre sans emprunter les voies de l'opéra classique, en impliquant et sollicitant le public de manière à faire vivre à chacun une expérience réellement individuelle. Par cette disparition de la narration scénique, on a souvent parlé du compositeur – qui fête cette année ses quarante ans – comme d'un héritier de Nono et de Lachenmann, son professeur de 1994 à 1997 ; j'y vois également le proche cousin de Gérard Pesson.

Autres sources d'inspiration de cette partition qui a vu le jour entre 1999 et 2004 : une partie d'échecs perdue par le génial Kasparov contre l'ordinateur Deep Blue, et une autre encore, entre le Chevalier et la Mort dans Le Septième Sceau (1957), le film d'Ingmar Bergman. Nul n'est besoin de savoir tout cela pour aborder le spectacle ; mais le musicologue sera peut-être curieux de retrouver dans la partition les dix-neuf coups de la partie perdue à New York le 11 mai 1997 par l'Ogre de Bakou, tandis que philosophes, théologiens ou poètes réfléchiront longtemps à cette conséquence de l'ouverture du septième sceau par l'agneau, au chapitre 8 : « il se fit dans le ciel un silence d'environ une demi-heure ».

Le silence est donc là, au cœur du travail de Mark Andre. Pour simplifier, disons que cette œuvre pour quatre groupes instrumentaux, sept chanteuses et live-electronics, où la tessiture grave domine, nous offre un forte sforzato de dix secondes (cloches, plaque de bois martelée…) toutes les dix minutes. Le reste du temps, les effets restent minimaux : gémissement d'un trombone bouché ou crachouillis d'un basson, frottements d'un archet sur la corde qui suspend le gong ou de deux petits blocs de polystyrène, ou simplement des mains de la contrebassiste devant un micro. La voix humaine est là aussi, on l'a dit, sous forme de paroles chuchotées, de soupirs, de claquements de langue. Le compositeur ouvre un univers sonore fascinant d'hypothèses où on entend parfois le ressac de la mer, un grondement tellurique, des grincements discrets, des sanglots, des reniflements... mais sans que cela soit bien défini. On verra donc comme une terrible maladresse le bruit quasiment réaliste des ébranlements de wagon utilisé pour évoquer ce Train fantôme, parti de Toulouse un 3 juillet 1944 pour ne rouvrir ses portes que 57 jours plus tard, à Dachau. Si quelques spectateurs ont quitté la salle assez rapidement, les autres ont vécu, avec l'Orchestre du Staatstheater Mainz, sous la battue précise et concentrée de Peter Hirsch, une expérience méditative.

À une telle musique ne pouvait répondre qu'un travail scénique sur le corps plutôt que sur la psychologie. Dans un espace où sept carrés noirs d'1,80 mètre environ se déplacent lentement sur des rails parallèles, sept silhouettes anonymes apparaissent et disparaissent, maîtres ou jouets de ces paravents mécaniques : celle qui s'effondre, celle qui retire son voile des cheveux d'une femme, celle qui traîne le corps nu d'un vieil homme… La direction d'acteur de Georges Delnon ne prône pas la lenteur maniérée d'un Bob Wilson mais une sorte de calme hypnotique, de vide fantomatique, qui n'est pas loin d'évoquer celui de morts-vivants. C'est dans le bel Amphithéâtre Bastille que se fait cette rencontre entre le Festival d'Automne à Paris et l'Opéra national. Si c'est l'endroit rêvé pour placer le spectateur au cœur de quatre groupes de musiciens, on conseillera de s'installer près de l'allée centrale, tout éloignement du chef imposant une vision oblique sur les tableaux qui se préparent en coulisses, leur enlevant alors une part de magie.

LB