Chroniques

par bertrand bolognesi

A kékszakállú herceg vára| Le château de Barbe-Bleue
opéra de Béla Bartók (version de concert)

Pierre Boulez dirige l’Orchestre de Paris
Théâtre du Châtelet, Paris
- 16 juin 2006
Jessye Norman Péter Fried par Marie-Noëlle Robert au Châtelet (Paris)
© marie-noëlle robert

C'est d'amour que nous parle l'Orchestre de Paris dans son avant-dernier programme de saison. Comme chacun sait, les amours sont bien souvent contrariées. De fait, à ne l’être pas, elles n'intéresseraient ni les artistes ni le public. La thématique de ce soir trouve à s'exprimer à travers deux couples devenus mythiques : l'antique Daphnis et Chloé de Longus et le plus proche de nous Barbe-Bleue et sa septième épouse, conte populaire mis en forme par Perrault, entre autres, dans ses Contes de ma mère l'Oye dont certains inspirèrent Ravel. Ainsi la cohérence du programme s'affirme-t-elle à travers des croisements divers, dont l'époque n'est pas des moindres (Bartók écrit son opéra en 1911, en même temps, bien que sur une période plus courte, que le Français compose son ballet), car si l'ogre légendaire semble avoir fasciné ce début de siècle – le ballet de Petipa (1896), le film de Méliès (1901) et l'opéra de Dukas (1907) –, on lui trouvera, avant les origines balkaniques, baltes, italiennes, anglaises, bretonnes et allemandes (etc.), quelques antiques débuts moyen-orientaux. C'est avant tout au cœur des arguments qu'il conviendra de chercher : plus que l'amour, c'est l'épreuve – bien qu'en des initiations fort différentes – à laquelle on le soumet qui se dresse en sujet.

Du silence, Pierre Boulez fait naître en grand mystère les premières mesures de Daphnis et Chloé de Ravel, imposant un crescendo parcimonieusement progressif à l'amorce du ballet, ici donné dans son intégralité. On apprécie dès l'abord le moelleux particulier des cordes. La sensualité du propos est discrètement au rendez-vous d'une lecture nuancée qui préfère renoncer à des emportements trop contrastés. Une fois de plus, Boulez va droit à l'essentiel, soit au sentiment des personnages qui perdure quelle que soit l'adversité survenue, et à leur respect du decorum (dans le sens premier du terme). Pas d'excès extérieurs, donc, pour une sensualité peu spectaculaire mais entretenue sur toute la durée, à travers un travail de timbre et de couleur choisi et une articulation toujours ferme. L'option rejoint celle du concert d’automne, ici-même [lire notre chronique 9 novembre 2005] : jouer de la musique de danse comme un poème symphonique, en appelant un imaginaire sonore plus que chorégraphique.

Après l'entracte, deux imposants fauteuils rouges ont pris place de chaque côté du gouvernail central : avec le chef, les chanteurs font leur entrée pour un Château de Barbe-Bleue exceptionnel. De même que nous entendions auparavant la trop rare version complète avec chœur de l'œuvre de Ravel, l'unique opéra de Bartók est introduit par un narrateur, Frigyes Funtek, qui invite à « lever le rideau de nos cils » pour mieux pénétrer dans les vers de Béla Balázs. Si l'interprétation du ballet se laissait analyser, celle de cet acte ravit, servie par l'engagement d'interprètes réunissant toutes les qualités requises. Boulez cisèle dans l'orchestre la situation dramatique, édifiant soigneusement chaque pierre du sombre château de l'ogre et les méandres psychologiques d'une tout autre sensualité, tourmentée et perverse, tout en s'avérant toujours soucieux de l'équilibre général. Le Kékszakállú de Péter Fried – apprécié il y a deux ans à la Cité de la musique [lire notre chronique du 28 mai 2004] et dont le lecteur retrouvera l'incarnation au disque sous la direction de Péter Eötvös (Hänssler) – possède les avantages d'une voix jeune : l'impact et la pâte demeurent égaux, le phrasé toujours souple, la couleur idéale. Lorsqu'on aura dit que l'artiste ne s'en tient pas uniquement au chant et construit véritablement le rôle, magnifiant et nuançant chaque vers à le faire sien, l'on aura compris que l’absence de mise en scène n’est ici guère frustrante. À ce châtelain dangereusement amoureux répond la Judith de Jessye Norman, arborant un aigu fulgurant, un grave musclé, mais un médium de plus en plus absent. Peu à peu, elle dessine un personnage ardent et enfantin qui découvre en frissonnant d’indicibles trésors de noirceur. Le couple obstiné conduit l'émotion, tandis que l'attentif maître d'œuvre de la soirée distribue une tendresse nouvelle et terrible à l'ultime évanouissement.

BB