Chroniques

par bertrand bolognesi

Adriana Lecouvreur | Adrienne Lecouvreur
opéra de Francisco Cilea

Opéra de Lausanne
- 21 septembre 2003
Enfin Adriana Lecouvreur de Cilea à l'Opéra de Lausanne ! (2003)
© marc vanappelghem

Pour un ouvrage qui connut le succès dès ses débuts à Milan il y a un siècle, qui fascina de nombreuses interprètes, et pas des moindres, Adriana Lecouvreur reste assez rare aujourd'hui, un désintérêt plutôt inexplicable lorsqu'on y goûte un univers sonore à la fois proche de Puccini en général, de Mahler pour certains traits soli, de Wagner avec l'accompagnement de l'arrivée des acteurs à l'Acte II, par exemple, mais surtout dans le traitement de tout l'Acte IV, utilisant par endroit une moire toute debussyste, aussi bizarre que ce cocktail puisse paraître lorsqu'on l'énonce ainsi. On joue énormément et partout Bohême, par exemple, ou de sempiternelles Tosca, oubliant un répertoire tout aussi bien construit et qui ménage la part belle aux chanteurs, comme les opéras de Cilea ou d'Alfano. Pour sa nouvelle production, l'Opéra de Lausanne a su convoquer un plateau vocal tout à fait satisfaisant, offrant en général un confort d'écoute appréciable et un grand savoir-faire.

Bien sûr, le couple Adriana-Maurizio fonctionne merveilleusement, les timbres s'équilibrant parfaitement. Nicola Rossi Giordano fit montre d'une belle vaillance, et si les graves ont pu se trouver parfois aigres et forcés, les autres registres bénéficièrent d'une sonorité tout à fait éclatante. L'attaque dans les aigus fut aisée dans une nuance mezzo ou plus, mais incertaine dans des approches plus fines, accusant un certain manque de souplesse de la voix, ou une éventuelle fatigue ce jour-là. Le personnage demeurait assez stéréotypé, type ténor planté joliment de trois quart, la main sur le cœur, la cuisse avantageuse, usant sans vergogne d'ostentatoires portamenti (notamment à la fin de l'Acte I), ce qui, finalement, fonctionne assez bien. On aurait pu imaginer de construire un Saxe plus consistant, peut-être, mais la présence du chanteur n'a rien à envier à une option plus théâtrale ; tout ici repose sur le charme, et le charisme de Nicola Rossi Giordano, qui sur scène paraît un tout jeune homme, s'impose de lui-même.

Dira-t-on assez l'immense talent du soprano canadien Manon Feubel ?
Elle assume ici une Adriana magnifiquement vocale, avec une facilité qui tend à l'évidence, ne se contentant pas d'être une musicienne sensible et incarnant véritablement son rôle, qu'elle construit de l'intérieur, sans excès, nuançant autant son jeu que sa ligne de chant. Le legato est tout simplement splendide, la voix est envahissante, avantagée par une émission irréprochable, le timbre chaleureux des plus attachants, et la plénitude du vibrato enthousiasmante. Elle a su poser certains aigus avec une délicatesse majestueuse, ou encore projeter les fruits d'un organe d'une puissance inouïe, selon l'état de l'héroïne, fort intelligemment.

Autre couple fonctionnant très bien vocalement : celui des rivales, Adriana et La Bouillon. Le mezzo Federica Proietti semble stimulé par la situation et lance de beaux éclats de voix dans les confrontations. En dehors de ces exploits, le chant a laissé l'auditeur sceptique, paraissant plus ou moins truqué, avec des médiums en arrière, des aigus très projetés, des graves complètement poitrinés. Avec une présence en scène allant de soi, on a pu s'étonner d'une surenchère de grimaces, de regards appuyés, de gestes inutiles, bref, de toute une démonstration extérieure parasitant la scène. Mauvaise habitude de chanteuse, ou choix du metteur en scène ? Eux seuls le savent...

Par ailleurs, la distribution ne fut pas en reste, avec le Chazeuil d'Ivan Matiakh, parvenant judicieusement à jouer d'une usure vocale indéniable dans un cabotinage de haute volée, un Prince de Bouillon assez falot campé par la basse Jérôme Varnier, en pleine forme, offrant un chant large et épanoui, maladroitement desservi par un jeu gauche qu'on ne lui connaissait pas à ce point. Nous avons pu applaudir cet artiste dans plusieurs productions, ces derniers temps, et si aujourd'hui la voix fut incontestablement le plus satisfaisant, la présence en scène était proportionnellement décevante. Nous sera-t-il permis de préciser, par exemple, qu'à force de chercher à démontrer une élégance princière qui devrait aller de soi, le personnage en frac ressemble plus à un garçon de brasserie qu'à un grand mondain ?... Bref, mieux valait fermer les yeux pour jouir du timbre. C'est toujours avec plaisir que l'on écoute Vincent Pavesi qui donnait ici un discret trop bref Quinault. Enfin – et surtout ! – nous avons beaucoup apprécié l'excellent Victor Torres qui propose un Michonnet d'une grande classe, usant d'une voix parfaitement maîtrisée, et d'une vraie et belle présence scénique. Il fut incontestablement le personnage le plus directement émouvant de cette production.

Si Claude Schnitzler assurait une lecture bellement nuancée de cette partition, relativisant avec sagesse le lyrisme en faisant sonner certaines subtilités d'écriture, avec les compétences de l'Orchestre de Chambre de Lausanne, la mise en scène d'Alain Garichot fut nettement moins convaincante (on lui préféra avantageusement ses Butterfly et Onéguine). Assez enlevée en ce qui concerne les deux premiers actes, usant d'un minimum de moyens toujours avec justesse, sa proposition s'avérait quelque peu forcée avec une scène de bal 1900 certes esthétique mais d'une écrasante futilité. C'est surtout l'option de la fin du spectacle qui laissait dubitatif : après s'être affirmée Melpomène, se drapant dans le noir d'une robe statuaire, Adriana s'éloigne de l'avant-scène, abandonnant Maurizio et Michonnet les bras ballants, pour une mort sublimée, débarrassée de toute attache terrestre, Garichot faisant peu cas de l'inscription de l'ouvrage dans une tendance encore réaliste, surtout à ce moment. C'est un peu comme si Mimi faisait de la lévitation à la fin de Bohème, pour être plus précis. L'idée pourrait se défendre (pourquoi pas ?) si ce n'est qu'on est toujours chez Cilea et pas encore chez Korngold. La force expressive de ce final s'en trouva malencontreusement annulée, et l'on resta frustré, comme s'il n'y eût pas eu de fin, pour tout dire.

On peut aussi décider de l'oublier, et garder un excellent souvenir des prouesses vocales des uns et des autres, et de l'efficacité des artistes du Chœur de l'Opéra de Lausanne.

BB