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Afternoon of Beaux-arts Trio
Aujourd’hui, le Beaux-arts Trio fait son Five O’Clock au Théâtre de la Ville. On ne présente plus une trinité qui, depuis 1955, sillonne le monde de concerts en concerts, tout en assurant une contribution importante au disque. Les années ont emporté les premiers collaborateurs, d’autres les ont remplacés, et ainsi de suite, jusqu’à l’équipe d’aujourd’hui, réunissant le violoncelliste Antonio Meneses et le jeune et brillant violoniste Daniel Hope aux côtés du compagnon des débuts, Menahem Pressler qui, avec les générations qui se succédèrent dans le Trio, a tenté de maintenir et de transmettre un style et un esprit. On retrouvera d’ailleurs le pianiste du 12 au 14 janvier, juste en face, pour une série de récitals et de master classes.
Les trois musiciens ouvrent la fête par le Trio en ré mineur Op.9 n°2, écrit en 1893 par Sergueï Rachmaninov encore tout jeune homme. Nikolaï Zverev a beaucoup compté dans la formation du pianiste et compositeur. Grand pédagogue, né en 1832, élève de Dubuque et Henselt, entre autres, cet homme commença une carrière assez modeste en donnant quelques leçons aux enfants d’aristocrates ou de riches bourgeois moscovites. La discipline qu’il exigeait de ses élèves et les résultats qu’elle amenait l’imposèrent en maître que toute la ville se disputa bientôt. Vers la cinquantaine, il décida d’accorder à des garçons particulièrement doués un enseignement gratuit qu’il prodigua dans sa propre maison. S’il n’était pas facile d’être admis au temple de Zverev, il ne devait pas non plus être simple d’y rester. Les jeunes gens s’engageaient en effet à faire quotidiennement leurs exercices de six à neuf heures le matin, recevaient l’enseignement du maître tous les jours et l’accompagnaient régulièrement au concert pour parfaire leur connaissance du répertoire pianistique, que ce soit à Moscou ou ailleurs, dans de nombreux voyages. Tout tournait donc pour eux autour de l’étude et de l’amour de l’instrument et de la musique. Avec le dévouement tyrannique d’une telle méthode, Zverev obtint le meilleur de ses recrues, de sorte que la vie musicale russe lui dut beaucoup.
Rachmaninov est admis dans sa maison à l’âge de douze ans, en 1885. Il apprend tout de cet homme, dans l’isolement, assistant aux fameux concerts de Rubinstein qui le marquent beaucoup, et c’est encore lui qui le met en relation avec Arenski, Siloti, Taneïev et Tchaïkovski. Plus tard, lorsque l’adolescent affirme vouloir écrire de la musique, Zverev, qui nourrissait de grands espoirs pour lui mais exclusivement en tant que futur virtuose du piano, se fâche. Sergeï est si déterminé à composer qu’il le quitte. Ils se réconcilient lorsqu’en 1892 le Conservatoire de Moscou salue d’une Médaille d’or Aleko, le premier opéra de Rachmaninov. Celui-ci esquisse alors un thème pour une composition qu’il entend dédier à son professeur. Puis tout va très vite : il a le courage d’aller montrer à Tchaïkovski une Fantaisie ; le grand homme l’encourage, lui promettant même de venir en écouter la création ; Nikolaï Zverev meurt subitement, ce qui choque beaucoup son ancienne recrue qui retravaille alors la pièce qu’il avait commencée pour lui ; puis, à un mois de la création de la Fantaisie, c’est Tchaïkovski lui-même qui est emporté par le choléra.
Rachmaninov perd en quelques semaines deux mentors. En cette année 1893 marquée par la mort, le jeune homme abandonne la pièce destinée à la mémoire de Zverev pour se lancer immédiatement dans l’écriture du Trio élégiaque en ré mineur Op.9 n°2, s’inspirant de l’Andante du Trio en la mineur Op.50 « à la mémoire d’un grand artiste » que Tchaïkovski avait dédié à Nikolaï Rubinstein en 1881. Il s’inspire de ce mouvement avec variations, de l’instrumentarium, mais aussi de traits empruntés son propre poème symphonique Le Rocher Op.7.
L’interprétation du Beaux-arts Trio se caractérise principalement par une dignité et une tenue rares. Ici, rien de débraillé, de larmoyant, de kitsch. On ne s’appesantit jamais. L’expression en est distanciée par un fort beau travail de sonorité. Le deuxième mouvement jouit d’un grand art de la nuance, bien que certaines résolutions d’accord au piano se montrent approximatives. Un lyrisme toujours modéré nourrit la dernière partie, préservant des fins de phrases presque sèches, tandis que chante encore le violon. Les évidentes qualités musicales de Menahem Pressler sont cependant limitées aujourd’hui par une fiabilité technique qui n’est plus ce qu’elle était.
Après l’entracte, le Beaux-arts Trio donne le Trio en si bémol majeur Op.99 n°1 D898 de Franz Schubert. Le lyrisme goûté précédemment est le fil conducteur de cette exécution, avec un violon un brin cabot dans l’Allegro moderato, une désolation à peine soulignée, avec beaucoup de naturelle, pour l’Andante, un beau dialogue dans le Scherzo, presque opératique, et un soin tout particulier du Rondo, d’une grande élégance, avec toutefois un piano parfois heurté et un violoncelle qui n’est pas toujours exactement sur la note. L’écriture de Schubert étant nettement plus simple pour le clavier, nous voici plus dans la musique qu’avec l’exécution du trio de Rachmaninov. On gardera, malgré les réserves qu’émet cet article, un bon souvenir de cet après-midi.
BB