Chroniques

par bertrand bolognesi

Agrippina | Agrippine
opéra de Georg Friedrich Händel

Théâtre des Champs-Elysées, Paris
- 23 septembre 2003
superbe Agrippine d'Anna Caterina Antonacci au Théâtre des Champs-Élysées !
© alvaro yañez

C'est avec un plaisir décuplé que l'on put revoir l'excellente production d'Agrippina qui nous avait déjà charmés au printemps 2000, revenant sur la scène de l’avenue Montaigne après la reprise bruxelloise de juin dernier. Rome, pour éternelle qu'elle soit, est ici proche de nous, toujours prête aux excès du pouvoir comme aux scandales mondains. La proposition étourdissante de David McVicar s'ouvre et se referme sur les tombeaux des protagonistes, autour d'un immense escalier jaune en haut duquel siège le trône tant convoité d'un Empire où l'épouse de Claude emportera la palme au plus honteux concours d'intrigues et d'ambition jamais imaginé.

L'on vit quelques tentatives de dépoussiérage d’opéras de Händel, ces derniers temps, qui se sont presque toute révélées d'une grande incohérence, et parfois d'une irritante laideur, voire d'une déconcertante imbécillité. Le travail de McVicar s'avère intelligemment construit à partir d'une véritable analyse dramaturgique de l'œuvre, ne se contentant pas d'un grand principe général sur lequel broder une frivole succession de gags d'un goût incertain.

Lorsqu'on aura dit que la redoutable Agrippina est jouée par Anna Caterina Antonacci, déjà l’on aura ditbeaucoup. Avec une présence sur scène fascinante, un talent d'actrice qui semble illimité, une voix d'une endurance démoniaque au timbre corsé autant que séduisant, mais encore un physique de rêve, le soprano mène la partie avec un génie au moins égal à celui du personnage incarné. La perfection de son art est telle qu'on doute parfois qu'Agrippina mente ou non, se trouvant ainsi piégé, comme ses interlocuteurs, bien qu’ayant à l'avance les données suffisantes à saisir la vérité. Cela entend qu'Antonacci rend crédible chacune des paroles du rôle, chaque situation, sans ce cabotinage fréquent qui consiste à désigner le jeu en jouant, pour ainsi dire. Le résultat connaît le bonheur d'être exempt de toute caricature, humanisant merveilleusement une femme que la littérature montra presque exclusivement comme un monstre. Quant aux victoires qu'elle emporte grâce à ses manipulations, loin de nous indigner, elles contribuent à nous la faire admirer, toujours le sourire aux lèvres.

Le bonheur est complet lorsqu'à une Agrippina d'une grande classe est associée une distribution du même niveau ; c’est bien le cas, ce soir. Si le Pallante d’Antonio Abete reste assez lointain dans les arie, il mord énergiquement tous ses recitativi. Le baryton Lynton Black donne un Lesbo sonore, toujours d'une efficacité exemplaire. L'Empereur Claude est chanté par Lorenzo Regazzo dont on connaît le talent, et qui assure la représentation fort honorablement malgré un refroidissement inopportun. Miah Persson, également souffrante, assume scéniquement le rôle de Poppea, chanté depuis la fosse par Rosemary Joshua ; il est d'ailleurs étonnant qu'elle ne le joue pas directement, puisque c'est elle qui l'incarnait lors de la création de la production. Quant à ce sale morveux de Nerone, le voilà confié à la trépidante Malena Ernman dont on ne vantera jamais trop la généreuse vocalité alliée à une décoiffante facilité dans les ornements et vocalises ; on peut admirer sa crédibilité troublante dans ce rôle d'adolescent hystérique. Enfin, le grand talent de Lawrence Zazzo sert un Ottone attachant, d'une voix claire dont il maîtrise parfaitement les possibilités ; et si l'on rit très souvent pendant ce spectacle, le contreténor plonge le public dans une émotion plus grave en donnant un Voi che udite il moi lamento beau comme un désert, désemparé et pudique, dans une touchante dignité. Seule ombre au tableau : le désormais inévitable Dominique Visse, sorte de maladie incurable de la scène baroque, dont on peut prévoir d'instant en instant chaque symptôme sans pouvoir les éviter.

À la tête du Concerto Köln, René Jacobs livre une lecture électrique de l'ouvrage, avec un grand sens dramatique. Toutefois, si l'on goûte un grand souffle sur l'ensemble de l'exécution, une écoute approfondie du détail pourrait bien décevoir. Cette constatation s'applique également au jeu des chanteurs, nettement moins enlevé et inventif qu'à la première mouture. Mais on sait qu'il est souvent plus difficile de remettre les pieds dans des chausses anciennes que d'en coudre de nouvelles, et il est à croire que dimanche (quatrième représentation), la folie d'alors sera revenue.

BB