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Chroniques
Agrippina | Agrippine
opéra de Georg Friedrich Händel
Secouant ici ou là nos démocraties, chaque scandale politique rappelle la modernité d’Agrippina – une œuvre qui affiche avec vigueur ses trois cent ans, puisqu’elle fut créée au Teatro San Giovanni Grisostomo de Venise en décembre 1709. C’est sans doute parce qu’en rédigeant le livret du sixième opéra du jeune Händel – et dernier de sa période italienne –, le Vice-Roi de Naples Vincenzo Grimani ne fait que décrire, avec l’alibi de mœurs antiques, les rivalités de son propre temps marqué par des querelles familiales autour de la succession d’Espagne, et mettre en avant cette évidence : mensonge et manipulation sont des atouts immémoriaux pour parvenir au pouvoir, terreau d’alliances jamais pérennes.
En ce qui nous concerne, le génie de Grimani est d’avoir installé son intrigue entre deux bains de sang – l’assassinat de Caligula offrant le trône à Claudio, l’empoisonnement de ce dernier par son épouse Agrippina, la mort de celle-ci rouée de coups sur ordre d’un Nerone décidément gynocide puisque Poppea, enceinte de lui, périrait de sa main, etc. –, s’écartant du côté purement tragique de l’Histoire romaine pour mieux raviver la comédie bouffonne du XVIIe siècle, dans l’esprit vénitien de Busenello et Faustini. Familier de Shakespeare, Jean-Yves Ruf est à l’aise avec le mélange des genres – ce plaisir baroque « de la virevolte, de l’audace, de la vitalité » –, offrant une réconciliation émouvante et sensible (puis érotique) entre deux amants comme des scènes burlesques autour d’un Claudio se désapant à loisir sans jamais conclure. Avec succès, il balance également entre réalisme – Arnaud Perron, confident eunuque et aphone des apartés de Poppea – et symbolisme, demandant au comédien Cyril Casmeze, ancien acrobate zoomorphe, d’incarner « la bête », cette sorte de présence primitive et incongrue (mi chien, mi gorille), comme le fut Salvatore dans Le nom de la rose. Le metteur en scène la voit comme une caisse de résonnance au « monstre intérieur » d’Agrippina, et précise :
« Il est très difficile de jouer un être de pouvoir, car on mime une caricature d’autorité, alors qu’un être de pouvoir est très intériorisé, n’a pas besoin de la montrer, tout est dans une emprise violente mais presque invisible sur l’autre. […] Dès le début de l’opéra, [Agrippina] pense avoir vaincu, et tout s’écroule : Claudio n’est pas mort, et Ottone est désigné pour le trône. Elle ne laisse paraître aucun découragement. Il y a cette bête tapie en elle, qui cherche toujours de manière instinctive la sortie, le moyen d’arriver à ses fins… Elle a du flair… »
Nimbés du « glamour mélancolique » des années trente grâce aux costumes de Claudia Jenatsch, les chanteurs de cette production investissent l’espace presque toujours muré signé Laure Pichat, que des rideaux de chaînes mobiles viennent souplement modifier. D’une émission longtemps serrée, parfois heurtée, Alexandra Coku (rôle-titre) cisèle ses phrases d’un soprano corsé et gagne en aisance. À l’inverse, le mezzo Renata Pokupic s’affirme d’emblée ample et bien impacté, inventif sur les da capo, offrant éclat et raucité à un Nerone adolescent qui n’est pas virilisé à outrance. Avec son chant évident et agile, riche en grave, Sonia Yoncheva (Poppea) forme un couple crédible avec Tim Mead (Ottone), contre-ténor tendre et lumineux, émouvant de simplicité et de droiture sur « Voi che udite il moi lamento » – on les retrouvera dans ces même rôles, à Dijon, en avril prochain, mais chez Monteverdi cette fois. Alistair Miles est un Claudio drôle et sonore. Transformés en faux jumeaux, Riccardo Novaro (Pallante) et Pascal Bertin (Narciso) incarnent des caractères complémentaires, le premier avec une énergie parfois voilée dans les arie, le second plus caressant, à l’image d’un « Spererò, poiché mel dice » subtilement orné. Comme toujours, Jean-Gabriel Saint-Martin (Lesbo) allie puissance et fiabilité.
À cette distribution vocale des plus attachantes, où chacun rivalise de modestie au moment des saluts, s’ajoute la présence d’Emmanuelle Haïm à la tête du Concert d’Astrée. Pour cette partition fertile en airs, empruntant à la propre production de Händel comme aux confrères croisés durant sa période de formation – Keiser et Mattheson à Hambourg, Corelli, Lotti et Scarlatti à Rome –, la directrice musicale favorise un moelleux constant où attaques instrumentales et fureurs scéniques ne sont jamais agressives. Seul le cœur de l’ouvrage, « Pensieri, voi mi tormentate », s’avère résolument saillant, tonique et rêche.
LB