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Chroniques
Aida | Aïda
opéra de Giuseppe Verdi
Si d’autres ouvrages lyriques évoquent l’Antiquité classique au XIXe siècle – Mosè in Egitto (1818), Semiramide (1823), Norma (1831), Nabucco (1842), Herculanum (1859) [lire notre critique du CD], etc. –, force est de constater qu’Aida reste le modèle du genre, d’autant qu’il fut créé au pays des pharaons, le 24 décembre 1871, pour célébrer l’inauguration du canal de Suez et celle de l’Opéra du Caire.
Souvent prétexte aux pires outrances, de Vérone à St. Margarethen [lire notre critique des DVD Bel Air et EuroArts], son livret ne doit rien à la fantaisie d’Antonio Ghislanzoni, réviseur de La forza del destino et Don Carlo, mais repose sur un synopsis de l’égyptologue Auguste Mariette (1821-1881). Le Français situe l’action à Thèbes, lieu de ses propres fouilles, collecte des textes hiéroglyphiques contenant des faits authentiques dignes d’élaborer une histoire crédible (l’amour d’un capitaine d’armée pour une esclave éthiopienne), puis dessine décors et costumes en usage sous Ramsès III – dont la fin de règne, apprend-on en cette année socialement agitée, fut marquée par la première grève ouvrière connue. Et puisque nous sommes dans l’anecdote, ajoutons qu’Ismaïl Pacha, khédive à l’origine de la commande, va bientôt ruiner son pays par sa politique de conquête. N’est pas Radamès qui veut !
Enthousiaste, Verdi se pique d’authenticité mais déchante vite : les Égyptiens ne possédant pas de système de notation, il faut recourir à des thèmes arabisants pour donner le change. De même, les trompettes droites (à pistons !) commandées au facteur Pelitti sont une aberration sonore et historique. Le musicien doit encore négocier, quand l’action l’exige, des vers libres avec Ghislanzoni, pour finalement affronter critiques apostoliques et dilettantisme aristocrate au lendemain de la première. « Ne parlons donc plus de cette Aida, écrit-il à l’éditeur Ricordi, qui, si elle m’a apporté un bon paquet d’argent, m’a fourni aussi des ennuis sans fin et d’immenses désillusions artistiques ! » (3 janvier 1873).
Cette reprise d’une production de l’ère Joel (2013) confirme une juste réflexion sur la violence politique. Valeur symbolique au temps des sarcophages (lumière, divinité), l’or de l’Empire austro-hongrois est signe de puissance économique, face à une Italie en devenir (Risorgimento, 1848-1870). Ici, dans tous les sens du terme, chaque façade, chaque colonnade éblouit le spectateur dont on fait l’égal d’un roi savourant des machineries sans pareilles (décors de Pierre-André Weitz). Mais la guerre, ce sont des morts entassés, des captifs à la tâche, ce que rappelle Olivier Py avec mordant lors d’une fanfare de victoire. Après avoir cajolé le public, il le confronte à la noirceur humaine, plus subversif qu’un Bieito visant sous la ceinture [lire notre chronique du 26 mai 2016]. Et ce n’est pas le « simulacre de messe » qui est une honte, comme s’en plaint un quidam à plein poumons, c’est qu’un homme de Dieu bénisse un char d’assaut…
Entourés de soldats au ventre dur et au cœur froid, huit chanteurs séduisent sans réserve, à l’exception d’Aleksandrs Antonenko (Radamès), mémorable Otello, puissant et coloré mais sans doute souffrant pour manquer à ce point de justesse [lire notre chronique du 17 octobre 2015]. Les basses Orlin Anastassov (Roi) et Kwangchul Youn (Ramfis) offre un chant large et sonore qui concourt à leur charisme. Vaillant lui aussi, et tout en rondeur, George Gagnidze capte l’attention (Amonasro). Déjà remarqué dans un récent Orfeo, le jeune Yu Shao (un messager) mérite amplement cette escapade hors de l’Académie où il se perfectionne [lire notre chronique du 13 mai 2016].
Dans le rôle-titre, Sondra Radvanovsky alterne projection incisive et pianissimi délicats [lire notre chronique du 16 avril 2015], sans toutefois éclipser le mezzo onctueux et nuancé d’Anita Rachvelishvili (Amneris) – très appréciée dans le répertoire russe [lire nos chroniques du 1er mars 2014 et du 19 octobre 2013]. Si le chœur maison sert au mieux la clameur patriotique, on le préfère invoquant Ptah (Acte I, Scène 2), en écho à la tendresse d’Andreea Soare (Grande prêtresse). Enfin, saluons Daniel Oren à la tête de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris. Sur les traces d’une Ouverture éthérée, le chef israélien livre un son certes peu charnu mais respectueux des voix divines réunies pour nous.
LB