Chroniques

par bertrand bolognesi

Akhmatova
opéra de Bruno Mantovani

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 28 mars 2011
© elisa haberer | opéra national de paris

« Ne me menace pas d’un terrible destin… » : ainsi s’ouvre l’un des poèmes tardifs d’Anna Akhmatova (in Septième Livre, 1959), femme de lettres russe née non loin d’Odessa en 1889 et décédée, après une longue et triste vie dont l’histoire méchamment s’empara, en 1966 près de Moscou. 1920 : début d’une nouvelle décennie, quelques mois après la Révolution d’Octobre (« Les jours prédits sont arrivés… », 1917, in Le Plantain, 1921). Les vers d’Akhmatova ont gagné le lecteur russe, le compositeur Sergeï Prokofiev y a même puisé son opus 27 (1916), elle est reconnue par les plus grands de la littérature et du monde des arts en général, dont certains sont ses amis. 24 janvier 1920 meurt le peintre italien Amadeo Modigliani, rencontré à Paris une dizaine d’années plus tôt, qui l’avait génialement portraiturée de quelques lignes formant un dessin d’une indicible pureté. 1921 : une insatiable guerre politique intérieure dévore sans compter le peuple russe, sacrifiant en son nom tout (ou presque) ce que le pays compte de têtes bien faites et, principalement, les poètes. Arrêté en août sous l’accusation montée de toutes pièces de participation à un complot monarchiste, Nikolaï Goumiliov, qui un an auparavant divorçait d’Anna, est exécuté à la fin du mois, parmi une soixantaine de prétendus membres de la conspiration de Tagantsev ; ce n’est qu’un début…

Le nouvel opéra de Bruno Mantovani ouvre son rideau sur un appartement communautaire à Leningrad, dans les années trente. Sur scène, Anna se mire dans le portrait évoqué plus haut, un portrait bientôt démultiplié, envahissant le plateau, comme l’éternelle et croissante douleur du modèle systématiquement persécuté par le régime soviétique qui, tout en interdisant son œuvre, préservera la vie. Quelques cordes, nues, dessinent l’introspection nostalgique, avant que se mette en branle une trame orchestrale dense, oppressante, avec laquelle les voix devront lutter, comme les personnages qu’elles incarnent luttent pour respirer malgré la Tcheka.

Le mezzo-soprano allemand Janina Baechle campe idéalement Anna qu’à travers ses vers l’on devine à la fois douce et ferme. Large, ronde, toujours posément phrasée, la voix, appréciée à Toulouse en Brangäne il y a quelque temps [lire notre chronique du 8 mars 2007], prend peu à peu le pouvoir, malgré cette fosse ingénieusement brutale. C’est aussi que nous n’assistons pas à une gentille pastorale : viendrait-il à l’esprit de quiconque en possède un d’engager une élégance mièvre dans le portrait de la terreur stalinienne ? Le sujet impose d’autres procédés dont la créativité de Mantovani use adroitement. Ainsi du chant, relativement monolithique, celui d’êtres ayant à vivre un quotidien dont l’effroyable plomb n’offrait rien à nuer, assurément.

Ce n’est pas la première fois qu’un opéra redonne vie à des personnages historiques, bien sûr. Mais plutôt que de puiser anecdote en leur destin, celui-ci entre de plein fouet dans leur univers, ce qui exige une écriture particulière, une « attitude ». Il y a celle du librettiste – nous y reviendrons – et celle du compositeur, donnant à entendre sa perception intime de l’Histoire. Gardons-nous de simplifier : l’orchestre ne se réduit pas au seul rôle d’oppresseur ; outre d’être aussi le climat général de l’époque – qui n’est pas que de police, celle-ci induisant, comme toujours, une résistance (ainsi d’un Chostakovitch s’acceptant relativement « officiel » afin d’aider les musiciens plus malchanceux, dans le même temps où ses quatuors hibernent dans ses tiroirs, par exemple) et même des illusions –, il révèle la chute d’Akhmatova (muette) à l’issue de la rupture avec son fils Lev (de retour de prison après la mort de Staline) en un puissant interlude qu’à le qualifier de poème symphonique l’on désignera plus justement. Ainsi entre-t-il dans le trouble d’une mère, certes malmenée par les circonstances, mais à laquelle dur reproche est fait d’avoir manqué à ses devoirs, par un jeune vieillard (brisé par dix-huit ans de goulag) qui a « trop d’amour et de colère en » lui.

Il y a plus de quatre ans, Nicolas Joel demandait à son dramaturge du Théâtre du Capitole, Christophe Ghristi, de conseiller Bruno Mantovani dans le choix d’un sujet pour son deuxième opéra. Le compositeur, après L’autre côté [lire notre chronique du 23 septembre 2006] dont la trame, pour « sérieuse » qu’elle était, s’inspirait d’une fiction d’Alfred Kubin, souhaitait cette fois s’appuyer sur l’histoire, avec une préférence pour celle de la Seconde Guerre mondiale. De fil en aiguille, Ghristi écrivit le livret de cette Akhmatova, optant pour une narration jamais benoîtement linéaire, qui volontiers emprunte aux vers de la poétesse, littéralement ou par l’usage d’un certain ton à leur ressembler fort. Les poètes disent en toute simplicité ce que le philosophe à tortiller la langue jamais n’exprime si pleinement, on le sait ; à évoquer le destin d’une des leurs, ce livret avance droit à l’essentiel sans hermétisme aucun.

Dans une distribution comptant une quinzaine de rôles, plusieurs voix retiennent l’écoute. L’Agent d’Ugo Rabec, fermement timbré, l’Étudiant solidement vocal de Vladimir Kapshuk, l’Universitaire anglais de Fabrice Dalis, l’habile faconde de Valérie Condoluci en Faina Ranevskaïa et, principalement, quatre chanteurs dont impressionne la prestation : le contre-ténor sainement accroché de Christophe Dumaux compose un Représentant de l’Union des écrivains détestable à souhait, Varduhi Abrahamyan prête à l’écrivain Lydia Tchoukovskaïa une riche pâte vocale et une présence attachantes, le ténor roumain Atilla Kiss-B livre un Lev Goumiliov d’une remarquable clarté, doté d’un aigu lumineux qui domine largement le plateau ; enfin, Janina Baechle est Anna.

Nicolas Joel signe la mise en scène de cette création mondiale, une mise en scène des plus sobres qu’il ait jamais données, déclinant subtilement blancs, gris et noirs dans les décors de Wolfgang Gussmann et les lumières d’Hans Toelstede, et focalise avant tout sur les personnages auxquels il accorde tout le poids qu’on en attendait. Dirigés par Patrick-Marie Aubert, les artistes du chœur maison accordent à leur partie le relief qui lui revient. À la tête des musiciens de l’orchestre de l’Opéra national de Paris, Pascal Rophé sert vigoureusement Akhmatova, une de ces tragédies habituellement tenues à distance par la production musicale contemporaine, tragédie que la musique de Mantovani aborde de front, « loyalement » pour ainsi dire, sans pour autant déroger à la relative complexité de sa facture.

« Les soldats romains qui transperçaient les mains du Christ n’étaient pas plus coupables que les clous. Mais ça fait quand même très mal à ceux qu’on crucifie », écrit Zamiatine dans ses mémoires d’exil, à la fin des années trente…

BB