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Chroniques
Alceste
tragédie lyrique de Christoph Willibald Gluck
Contrairement à Olivier Py en début de saison [lire notre chronique du 12 septembre 2013], Krzysztof Warlikowski refuse l’élément surnaturel d’Alceste de Gluck et intègre une histoire contemporaine au livret de Le Bland du Roullet, tiré d’Euripide. Dans cette perspective, les premières minutes avant l’Ouverture sont consacrées à une interview vidéo d’Alceste, par un journaliste, sur la condition de Reine et le dévouement total qu’implique sa fonction. La fin du deuxième acte fait place au théâtre : Admète demande à un vieux monsieur quand il lâchera enfin le trône et mourra. Toute l’action se bâtit dans un rejet du magique où les héros sont traités comme des personnages contemporains avec des problèmes contemporains. Seule l’arrivée caricaturale d’Apollon au troisième acte, tout doré et en perruque tressée, nous écarte quelques minutes du propos réaliste.
Tous les codes warlikowskiens sont respectés, de la cigarette fumée au début à la prise de stupéfiants (suicide d’Alceste), des lavabos aux portes battantes, en passant par les éphèbes quasiment nus qui se réveillent en transe dans une morgue – ici représentation de l’enfer. L’univers si spécifique du metteur en scène se prolonge dans les décors de Małgorzata Szczęśniak et grâce aux liens faits avec ses productions précédentes. Par exemple, en Enfer après avoir tué sa femme, Hercule est maquillé comme le Joker joué par Heath Ledger dans le Batman de Christopher Nolan [The Dark Knight, 2008 – ndr], et ramène à cette allégorie du mal que dans sa Lulu Warlikowski utilisait pour Schön (qui, justement, poignarde l’héroïne) [lire notre chronique du 28 octobre 2012]. Beaucoup d’autres idées de ce travail toujours très méticuleux pourraient être énoncées, mais si la transposition fonctionnait dans Iphigénie [lire notre chronique du 1er juillet 2006] et dans Médée [lire notre critique du DVD et notre chronique du 16 décembre 2012], il semble qu’elle casse la dynamique d’Alceste plutôt que de l’amplifier. D’abord parce que le livret est reconnu comme faible, ce qui explique en partie pourquoi l’opéra est moins connu qu’Orphée du même compositeur ; ensuite parce que la mise en scène ne propose pas de réponse claire au suicide d’Alceste et refuse de légitimer la tragédie par le sentiment amoureux. Reste un sentiment « triste, lugubre » comme il fut écrit à la création parisienne de 1776, accentué même dans sa forme par le morbide, mais pas cette sensation puissante qui restait encore à l’esprit plusieurs jour après Médée.
Ce manque de force de la scène n’est malheureusement pas rattrapé par la musique. La direction d’Ivor Bolton est certes excellente, mais ne compense pas les faiblesses de l’Orquesta Sinfónica de Madrid, peu adapté à ce répertoire. Alliant superbement classicisme et baroque, le chef tente d’alléger une fosse qu’on ne trouvera performante que pour sa densité, créant une écoute paradoxale faite de tempi rapides et de phrases légères qui s’opposent à d’autres passages plus pesants. Les cordes ne déméritent pas, mais les cuivres sont hors sujet.
De la distribution, nous avons choisi celle avec Tom Randle et Sofia Soloviy et non Angela Denoke/Paul Groves. Il semble que les deux chanteurs du couple royal possèdent des défauts et des qualités complémentaires. Tom Randle arbore un excellent français, mais il n’a ni le timbre ni le style requis par ce rôle trop léger pour lui (Admète). À l’inverse, Sofia Soloviy (Alceste) est dans la bonne tessiture, mais son français est incompréhensible et sa technique manque de lyrisme pour cette version (Paris, 1776). Willard White ne correspond pas non plus à la partie du Prêtre d’Apollon, trop dans le médium pour sa voix aujourd’hui, et ses attaques sont trop appuyées. En revanche, les seconds rôles sont très bons, à commencer par l’Évandre très clair de Magnus Staveland ou la Gouvernante de Rosaida Castillo. Les quatre Coryphées (dont trois sont Espagnols) convainquent également, tout comme le Coro del Teatro Real, toutefois meilleur sur scène qu’en fosse (Acte II).
Cette Alceste met en avant les systèmes et les réflexions qui en dixans transformèrent le metteur en scène du Parsifal à scandale de Bastille [lire notre chronique du 4 mars 2008] en un artiste accepté et même adoré par une large partie du public et de la critique. Au moment où se meurt celui qui le fit connaître au monde – Gerard Mortier décède le 9 mars à Bruxelles –, Krzysztof Warlikowski entre dans une ère où ses productions sont admises. Il sera intéressant de suivre comment il développera l’utilisation de ses codes et renouvèlera ses lectures ; le prochain personnage sur la liste est Don Giovanni…
VG