Recherche
Chroniques
Alceste
tragédie lyrique de Christoph Willibald Gluck
« Il n’y a point de temps pour elle ; j’affirme qu’elle plaira également dans deux cents ans. » C’est en ces termes que Christoph Willibald Gluck évoquait la trajectoire de son Alceste à l’issue de sa première audition. Créée le 26 avril 1767 au Burgtheater de Vienne (livret de Raineri de’ Calzabigi), cette tragédie lyrique en trois actes est donnée à entendre dix ans plus tard, en langue française, à l’Académie royale de musique, dans une adaptation de Bailli du Roullet. Largement modifiée, notamment sur les conseils de Jean-Jacques Rousseau, cette version parisienne donne une place privilégiée à l’orchestre et condense l’action scénique pour plus d’efficacité dramatique.
La mise en scène de la nouvelle production lyonnaise est confiée à Àlex Ollé, directeur artistique du collectif La Fura dels Baus. Ses collaborations avec la maison lyonnaise avaient déjà été remarquées sur le doublon Il prigioniero (Dallapiccola) et Erwartung (Schönberg) [lire notre chronique du 29 mars 2013]. Ici, sa lecture du mythe classique vise, pour reprendre ses termes, à donner vie aux personnages en rendant crédibles, aujourd’hui, la finesse de leurs mécanismes psychologiques et en accentuant avec force la dévorante culpabilité d’Alceste. Afin d’incarner cette idée, un prologue filmé ouvre la représentation. Il n’y a pas de dialogues, mais la tension se joue dans le rythme des images et son accompagnement instrumental qui n’est autre que l’Ouverture. On y retrouve Alceste et Admète dans l’habitacle d’une berline. Une dispute éclate. Admète perd le contrôle du véhicule. Les images s’emballent et l’ultime plan montre la voiture accidentée, retournée, Admète gisant inanimé sur la chaussée et Alceste dans un état de demi-conscience. La culpabilité prend forme dès ces premières minutes. L’écran se lève et laisse entrevoir le décor de la première scène, aux contours post-baroques. Au fond du plateau, côté cour, la chambre d’hôpital d’Admète dans laquelle s’agite le corps médical. Le Héraut pousse la porte vitrée et annoncer la funeste nouvelle, nœud de la tragédie : le roi est à l’agonie.
Pour Ollé, le dispositif vidéo traduit l’état traumatique (notamment dans les utilisations hors prologue), les visions délirantes des personnages dans « l’antichambre des enfers et de la mort » qu’incarne le coma. Cette lecture n’affaiblie en rien le mythe originel et les richesses de la partition. Les enjeux sont toutefois déplacés et accentuent la violence du combat livré (plus particulièrement par Alceste) entre réel et irréel. De cette mise en scène, nous apprécions tout particulièrement la lisibilité de la scénographie, de la gestuelle et des mutations de décors qui donnent une grande efficacité au déroulement scénique et aux contours du drame.
D’autre part, l’utilisation parcimonieuse de la vidéo ne fait pas office de gadget technique car elle intervient sur des temps structurels forts. À l’ajout d’un prologue filmé répond, à fin de la scène IX de l’Acte III, un épilogue faisant suite aux réjouissantes retrouvailles à la sortie des enfers. L’écran se lève une dernière fois, découvrant la scène dont la disposition renvoie aux premiers temps, dans une atmosphère profondément endeuillée. De la chambre d’hôpital aux rideaux tirés sort un cercueil. Il s’ouvre sur le corps sans vie d’Alceste qu’Admète enlace une dernière fois. La trajectoire du mythe prend ici un tournant nouveau et inattendu, Alceste a cru qu’elle « avait le pouvoir de renverser la réalité, de conjurer la science et la médecine ».
La mise en lumière, prise en charge par Marco Filibeck, est également à souligner. Elle se fait particulièrement opérante dans l’incarnation de l’entrée des enfers entre réalisme et fantasme des visions délirantes provoquées par le coma d’Alceste (Acte III, Scène III). Là encore, la vidéo (plan fixe sur le visage d’Alceste placée sous respiration artificielle) soutient avec efficacité la lecture et la conduite de la pensée d’Àlex Ollé.
Côté vocal, il est à noter quelques déséquilibres dans la distribution.
Si Karine Deshayes (mezzo-soprano) incarne à merveille les complexités du rôle-titre dans une vocalité irréprochable et sensible, la prestation de Julien Behr (ténor) convainc plus difficilement, notamment dans le III où Admète tente de tirer Alceste des griffes des dieux infernaux. La voix manque d’impact et de puissance et se laisse parfois couvrir par l’orchestre dans des contextes laissant pourtant suffisamment d’espace. En revanche, certains personnages secondaires font merveille. Nous pensons tout particulièrement à la prestation d’Alexandre Duhamel (baryton) qui incarne un Grand prêtre d’Apollon plus vrai que nature dans une scène de divination impressionnante.
Enfin, cette nouvelle production avait pour objectif, en collaboration de la direction musicale de Stefano Montanari, de développer les activités d’I Bollenti Spiriti (Les esprits en ébullition), formation de musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon dédiée aux répertoires baroques et préclassiques. Dans cette première étape, et afin de s’approcher les sonorités convoquées par Gluck, la fosse fait appel aux instruments naturels (cors, trompettes, trombones) et aux timbales baroques. Les instrumentistes à cordes, quant à eux, utilisent des archets baroques, mais sur cordes synthétiques. Nous retenons de cette prestation une belle sonorité d’ensemble et une adaptabilité parfaite aux inflexions du chef et des chanteurs dans les nombreux récitatifs qui jalonnent l’œuvre. Le développement de cet ensemble est assurément à suivre.
NM