Chroniques

par bertrand bolognesi

Alceste
tragédie en musique de Christoph Willibald Gluck

Münchner Opernfestspiele / Nationatheater, Munich
- 18 juillet 2019
"Alceste" de Gluck à Munich, dans la production de Sidi Larbi Cherkaoui
© wilfried hösl

Lorsqu’en 1775, le diplomate Bailli Du Roullet (François-Louis Gand Le Bland Du Roullet, 1716-1786), qui avait collaboré à Iphigénie en Aulide (1774), s’attelle à l’adaptation en langue française du livret italien de Ranieri de’ Calzabigi (inspiré de la tragédie d’Euripide) sur lequel Gluck avait écrit son Alceste pour Vienne (création au Burgtheater, le 26 décembre 1767), c’est sans savoir que le compositeur remanierait complètement sa musique afin qu’elle correspondît parfaitement à la nouvelle prosodie, ni que les Parisiens l’accueilleraient froidement, à l’issue de sa première au Palais Royal (Académie royale de musique), le 23 avril 1776. Sans doute la succession d’airs à descriptions et commentaires, voire contemplatifs pour certains, ne fut-elle point pour rien dans cet accueil.

La postérité n’a cependant pas oublié l’ouvrage qui confie l’action à la fosse et invite le chant dans une conception nouvelle qui le désincarne. Cette quasi-abstraction, qui tend à traiter la voix comme l’instrument musical d’un théâtre déclamé, pourrait-on dire, mais non comme l’habitation complète d’un rôle, est au cœur de la proposition de Sidi Larbi Cherkaoui. Loin des actions parallèles qui encombrèrent ses Indes galantes, ici-même [lire notre chronique du 26 juillet 2016], il investit la tragédie en musique par l’omniprésence d’une danse graphique qui, dans le carré de murs oxydés signé Henrik Ahr, dessine la partition alors partagée entre pupitres chorégraphiques. Voilà qui invite à jeter bas les travers romantiques du spectateur comme du critique : de fait, la démarche, à l’instar de la direction musicale, s’inscrit pleinement dans le classicisme de l’œuvre, par-delà la vêture imaginée par Jan-Jan Van Essche qui, en Thessalie grecque, convoque une connotation clairement moyen-orientale. Malgré sa grande cohérence de conception, le spectacle, fort agréable à regarder dans la lumière de Michael Baur, souffre d’un surcroit de danse qui procède de la peur du vide. On regrette également le recours à l’aveuglement, projecteurs face au public, pendant le dernier acte – il faut s’interroger sur la pratique consistant à interdire, par violence physique, de regarder ce que l’on montre sur scène…

Dès l’impérative Sinfonia d’ouverture, Antonello Manacorda élève sa lecture jusqu’à l’excellence. La rigoureuse architecture de l’inflexion et l’accentuation génialement passionnelle de la fosse font littéralement parler le Bayerisches Staatsorchester qui, sans heurt, respire une souveraine déclamation dramatique. Avec l’intelligence d’une dynamique raffinée et le sens de l’équilibre – entre la scène et la fosse, entre les pupitres, entre des phrasés où s’établit ce soir une hiérarchie secrète –, il faut compter sur une couleur qui, dans la monochromie de l’écriture, travaille en profondeur la discrétion des timbres, et sur une ciselure infiniment sensible. Les artistes du Chor des Bayerischen Staatsoper, fort bons pourtant, se battent quelque peu avec la cohésion rythmique, souvent rattrapée au vol par la vivacité de Manacorda, tout à son affaire jusqu’au final sagement ponctué, sans ostentation lyrique [lire nos chroniques de Lucio Silla, Béatrice et Bénédict et L'Africaine].

À se souvenir des multiples écorchures qu’à la langue allemande nos chanteurs font subir on ne saurait jeter le moindre petit caillou à la présente distribution quant au malmenage de l’idiome français, le principal demeurant le respect de la prosodie, dûment effectif. Aussi applaudit-on énergiquement Manuel Günther pour son doux Évandre au timbre clair [lire nos chroniques d’Almira et Fidelio], l’idéal fermeté de Michael Nagy, tour à tour Grand Prêtre d’Apollon et vaillant Hercule [lire notre chronique de Die Soldaten], l’impressionnante basse, très charismatique, de Callum Thorpe en Apollon puissamment sonore [lire nos chroniques de Solaris, Il ritorno d'Ulisse in patria, De la maison des morts et Parsifal], ainsi que le cuivre séduisant du baryton Sean Michael Plumb, Héraut d’armes parfait [lire notre chronique de Die Gezeichneten].

On retrouve dans le couple royal deux grands artistes dont se marient idéalement les impacts vocaux comme la conduite du chant – tout juste regrettera-t-on des dictions diversement efficaces. La noble ligne et l’inflexion délicate du ténor Charles Castronovo, coutumier du répertoire, français livrent un Admète souple et agile [lire nos chroniques du Roi d'Ys, Mireille, Thérèse, Faust, Cinq-Mars, La damnation de Faust et Carmen]. Enfin, le rôle-titre est remarquablement tenu par Dorothea Röschmann dont le tendre legato, proprement mozartien, caractérise à lui seul la fidélité d’Alceste.

BB