Chroniques

par michel slama

Alcina
opéra de Georg Friedrich Händel

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 14 mars 2018
reprise à Paris de l'Alcina (Händel) de Christof Loy, avec Cecilia Bartoli
© vincent pontet

Le Théâtre des Champs-Élysées fait une fois encore l’événement avec cette Alcina déjà légendaire, celle de Cecilia Bartoli dans la production de l’Opernhaus de Zurich, mise en scène par Christof Loy. Alcina est un œuvre phare pour le metteur en scène allemand. Il en a déjà conçu trois versions différentes, ces dernières années. La présente réalisation fut d’abord donnée dans la capitale économique suisse, en 2014 puis en 2017. S’appuyant sur une tragi-comédie de théâtre dans le théâtre, le projet a divisé une partie du public sans créer de réelles tensions.

Au premier acte, on joue un opéra baroque en costumes d’époque avec une caractérisation un peu caricaturale des personnages. Pour la belle Sinfonia introductive, des ballets masculins frisent même le ridicule. Apparaît Ruggiero, en adolescent rageur, efféminé et mal fagoté. C’est l’entrée de Bradamante et de Melisso, tout de noir vêtus dans des costumes intemporels, qui fait basculer l’action. Au deuxième acte, la scène est coupée verticalement en trois et plonge le spectateur dans les loges défraîchies du théâtre, pendant que des figurants du troisième âge observent nonchalamment le spectacle. Alcina et sa sœur Morgana sont donc confrontées à une usure et un vieillissement prématurés que vient ponctuer la présence incongrue d’un Cupidon sénior (Barbara Goodman) aux allures d’Harpo Marx, miroir déformant de la magicienne qui chante alors Si, son quella, non più bella. Libéré de l’enchantement Ruggiero devient plus viril. À l’Acte III, la déstructuration chère à Christof Loy s’effectue, laissant découvrir les ruines du théâtre du premier décor et l’anéantissement de l’île, après quelques incursions comiques dans le tragique, comme la chorégraphie très Broadway pour l’air Sta nell’ircana.

Aussi bien théâtralement que vocalement, la soirée donne à Cecilia Bartoli l’occasion d’incarner magnifiquement l’enchanteresse, cousine de Circé de l’Odyssée. Ce rôle parmi les plus passionnés et virtuoses qu’Händel écrivit, fut interprété par les plus illustres soprani, comme Joan Sutherland, Arleen Auger, Renée Fleming et plus récemment Anja Harteros [lire notre chronique du 29 novembre 2010]. Il faudra donc désormais compter sur la cantatrice romaine pour s’imposer comme l’Alcina d’aujourd’hui. Bouleversante de bout en bout, elle a l’art de maîtriser les multiples difficultés techniques de la partition à travers six arie, toutes des tubes incontournables du caro Sassone. Par un savant travail technique sur sa tessiture, elle arrive à faire oublier les traditionnelles voix melliflues auxquelles l’on s’était accoutumé. Bartoli sait, comme toujours, habiter mieux que quiconque ce personnage complexe, à la fois sorcière cruelle et héroïne romantique torturée par son amour perdu. À l’Acte II, l’extraordinaire Ah ! mio cor met la salle à genoux. La tension va encore monter avec Ah ! Ruggiero crudel et surtout, un incroyable Ombre pallide désespéré et vindicatif, déclenchant l’ovation unanime.

La distribution réunie est d’un très haut niveau.
Traditionnellement confié à des mezzo-soprani, le rôle de Ruggiero est ici interprété par Philippe Jaroussky, ce qui, à l’instar de la récente production de l’Internationale Händel Festspielede Karlsruhe [lire notre chronique du 27 février 2018],renoue avec l’intention du compositeur qui l’adressait au castrat Giovanni Carestini auquel le contre-ténor français a consacré un album (Warner). Excellent acteur, il est bien plus convaincant qu’au Festival d’Aix-en-Provence deux ans plus tôt où il était desservi par une mise en scène outrancière et provocatrice. En ce soir de première, il est aux prises avec des ruptures de registre à peine perceptibles qu’il surmonte vite, offrant, entre autres, un Verdi prati d’anthologie. Varduhi Abrahamyan continue de ravir avec sa belle voix cuivrée de contralto, telle que souhaitée par Händel pour Bradamante. Elle aussi excellente comédienne, elle jongle à merveille entre l’épouse de Ruggiero et son frère jumeau, Ricciardo, qu’Alcina s’apprête à sacrifier sur l’autel de son amour. Chacune de ses interventions est saluée par un tonnerre d’applaudissements. En Morgana, on attendait beaucoup du soprano français Julie Fuchs. Souffrante, elle est remplacée au pied levé par la délicieuse Emőke Baráth [lire nos chroniques de L’incoronazione di Poppea et Orfeo (Monteverdi), Gloria (Poulenc), Stabat Mater (Pergolesi), Scylla et Glaucus (Leclair), Elena et Ipermestra (Cavalli)]. Pendant que la titulaire mime son rôle en scène, la chanteuse hongroise l’interprète au cœur de l’orchestre. Elle a réussi brillamment cette performance, acclamée par une salle conquise. Christoph Strehl en Oronte et Krzysztof Bączyk en Melisso complètent la distribution (le rôle d’Oberto, fils du paladin Astolfo a été supprimé).

Emmanuelle Haïm dirige magistralement son Concert d’Astrée, avec l’engagement et la rigueur qu’on lui connaît [lire nos chroniques du 28 février 2017, des 11 février et 12 janvier 2016, du 8 octobre 2011, des 13 mars et 7 février 2009, du 25 février 2008 et du 18 juin 2005]. La fosse se compose d’instrumentistes qu’on retrouve au fil de la partition en solistes de luxe. Respectueuse des chanteurs qu’elle accompagne au sens propre du terme, la cheffe est à leur écoute, bienveillante, par un choix de tempi adaptés à toutes leurs interventions. Une interprétation qui fera date ! Il reste encore trois soirées jusqu’au 20 mars prochain, à ne manquer sous aucun prétexte.

MS