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Chroniques
Aleph invite le Contemporary Music Forum
un festival de musique américaine
En matière de musique d’aujourd’hui, si des formations passent régulièrement le Rhin pour venir enchanter nos salles, on constate en revanche le manque d’occasions d’écouter celles évoluant outre-Atlantique. Parmi ses nombreuses initiatives – tels des arrangements de mélodies signées Charles Ives ou des War Dance for Wooden Indians du pionnier Raymond Scott par Dominique Clément, l’un de ses membres –, saluonsAleph de faire venir à Paris le Contemporary Music Forum (CMF). Créé en 1973, l’ensemble le plus ancien de Washington dynamise un Festival de musique américaine qui laisse Carte blanche au pianiste Guy Livingston et propose, en quatre concerts, le travail de vingt-cinq compositeurs. Beaucoup ont fait le voyage pour la création française de leur pièce : Steve Antosca, directeur du CMF, Douglas Boyce (Palimpsest, 2003), Geoffrey Gordon (Fallen Eve, 2004), Ned McGowan (Tools, 2003), Jeffrey Mumford (Undiluted days, 2000) et Anthony Villa (Duo, 2001).
Incontournables pour les esprits curieux, ces deux journées offrent un panorama de la musique nord-américaine depuis presque cent ans. Plusieurs aspects y retiennent l’attention, comme la place accordée au piano. Honneur à Livingston, à George Antheil dont il est un des principaux défenseurs, avec la pièce la plus ancienne du programme : Mecanique 1 : Serpents (1920), page destinée au pianola, récemment retrouvée et ici transcrite pour une exécution à six mains [lire notre entretien avec Livingston]. Pour Brooklyn, October 5, 1941 (1997) d’Annie Gosfield, commémorant une des erreurs les plus célèbres du baseball, dix doigts suffisent mais qui doivent se munir de deux balles ou d’un gant, emblèmes de ce sport national. Accompagnant Christophe Roy au violoncelle, le pianiste se montre nuancé dans les différents climats de la Sonate (1948) d’Elliott Carter, tantôt martial, tantôt chantant, maître du son feutré et plein du Fazioli. Borné par le déclenchement et l’arrêt d’un chronomètre, Concert for Piano 1957-58 voit l’interprète activer bouilloire et ponceuse électriques, scier un disque vinyle ou couper aux ciseaux sa cravate...
Interférant avec l’œuvre précédente selon la proposition de John Cage lui-même [photo], Aria (1958) présente Monica Jordan en électron libre : changeant d’accent avec une rapidité déconcertante (italien, russe, français, anglais, arménien), la chanteuse est libre de ses émissions vocales et de ses interventions théâtrales. Tournant autour des gradins qui soutiennent le public et des musiciens devenus lecteurs pour l’occasion, disparaissant pour jouer quelques notes de la Mortd’Isolde ou revenant pour un suicide au poignard truqué, elle obtient un franc succès.
Au centre de l’œuvre de Morton Feldman qui voit l’union des deux ensembles – I Met Heine on the Rue Furstenberg (1971) –, ses vocalises tremblées ou éthérées sont amenées sans brutalité. Unique chanteuse du festival, Monica Jordan semble une femme-caméléon, confrontée à des situations fantaisistes : l’évocation d’une femme écrivant aux habitants de Mars chez Virgil Thomson – Le tombeau de Gertrude Stein (1928) –, l’utilisation d’un mégaphone pour énoncer les multinationales célébrées par Robert Strizich – Corporate Miniatures (2006) – ou encore les déplacements récurrents de pupitres sur la musique entêtante de William Bolcom – Songs to Dance / I am not free (1989). Elle joue même de l’harmonica de verre, dans Dream Sequence / Images II (1976) de George Crumb.
À l’image de Pendulum Music ou des bandes d’Hugh Livingston animant l’entracte (bruits du port d’Oakland, décalages vocaux, etc.), remarquons enfin la place laissée à l’électronique, moins d’ailleurs dans les pièces de groupe – la voix de John Cage, les notes de Beethoven se mêlent satiriquement au son direct du piano, d’un rasoir électrique et des boîtes de conserves (Credo in US, 1942) – que pour des moments plus intimes. Si la radieuse Linda Bahn livre (en acoustique) une lecture inspirée de Metal Terre Eau de Tôn-Thât Tiêt, son violon se mesure aussi à son propre écho, immédiat ou retardé, se mourant ou renaissant en boucles, naturel ou distordu, dans One becomes two (2007) de Steve Antosca. Autre confrontation : celle de Dominique Clément avec les clarinettes enregistrées par Steve Reich – New York Counterpoint (1985). Présents d’abord sous la forme de pépiements poudreux, pouvant disparaître ou au contraire occuper seuls la scène durant une bonne minute, les sons artificiels accompagnant la flûtiste Carole Bean savent surprendre ; par là même, ils font de Transfigured Wind IV (1984) de Roger Reynolds une des œuvres les plus envoûtantes du programme.
LB