Recherche
Chroniques
Alexander Roslavets (basse) et Andreï Korobeïnikov (piano)
Dargomyjski, Moussorgski, Rachmaninov, Schubert, Schumann et Tchaïkovski
Notre seconde journée au Festival de la Grande de Meslay qui, avec cette édition 2024, célèbre le soixantième anniversaire de sa naissance [lire notre chronique de la veille], comprend trois rendez-vous, étalés au fil d’une journée de petits nuages facétieux sur grand fond bleu. Le premier fait aborder un jeune pianiste japonais, Masaya Kamei, remarqué, entre autres, au Concours Long-Thibaud 2022 qui le distingue par le prix du public, le prix de la presse et le Premier prix. Il est onze heures, le matin, lorsque le musicien gagne la scène boisée et ouvre son récital avec l’opus 2 de Chopin, conçu, pour piano et orchestre, par un génie de dix-sept ans. Mais si Chopin jeune put produite cette œuvre, il n’est pas certain qu’un artiste de vingt-deux ans en saisisse toute la subtilité. La livraison plafonne en coquetteries diverses et variées, sans plus. On apprécie le raffinement du toucher, induisant des sonorités précieuses, dans Gaspard de la nuit de Ravel, mais, là encore, l’interprète est largement en-deçà du contenu, notamment dans Le gibet et, plus encore, dans Scarbo qui semble échapper à sa compréhension. D’une joliesse indéniable, sa lecture de Rain Tree Sketch de Takemitsu ne convainc guère plus. Après un final plutôt fragmenté – le fameux et redoutable Islamey de Balakirev –, les bis choisis confirment une sorte d’absence à son art, dans l’état actuel des choses en tout cas, qui invite à penser qu’une rencontre avec un maître sera décisive à Masaya Kamei pour le parfaire et en saisir la portée.
En soirée, le troisième concert est donné par la pianiste Marie-Ange Nguci, aînée de trois ans de son confrère japonais, et par le Sinfonia Varsovia String Quintet qui l’entame avec une interprétation fort élégante du Quintette en ut majeur Op.28 n°4 de Boccherini, jamais sourde aux acquis des interprétations historiquement informées. S’ensuivent les deux concerti de Chopin dans leur version avec quintette à cordes – que nous avions applaudies, quatre ans plus tôt, au Festival International de Piano de La Roque d'Anthéron [lire notre chronique du 1er août 2020]. On est toutefois surpris d’entendre une introduction assez peu inspirée de l’Allegro maestoso du Concerto en mi mineur Op.11 n°1 et, plus assurément encore, l’entrée fracassante et disproportionnée de l’instrument soliste. Dès après ce premier choc qui ne lui a vraisemblablement pas échappé, la musicienne concentre ses moyens vers de plus heureuses proportions – un piano ancien, du milieu du XIXe siècle, aurait peut-être répondu plus harmonieusement à l’impact d’un quintette à cordes. Après une Romance bellement chantée, le Rondo conclusif mène un train d’enfer, dans une impédance trop généreuse qui masque les qualités certaines de l’artiste. Après l’entracte, le Concerto en fa mineur Op.21 n°2 bénéficie d’une souplesse bienvenue et d’un équilibre reconsidéré. Sans pompe superfétatoire, le Maestoso invite une fausse simplicité sous des doigts agiles et délicats, ici parfaitement à leur affaire. Loin de porter lâche la respiration du Larghetto, Marie-Ange Nguci et le quintette polonais en circonscrivent habilement l’expressivité dans une sage ciselure. Le dernier épisode (Allegro vivace) ne contredit point la fine intelligence de cet abord sensible.
C’est le cœur de ce dimanche bucolique qui, à l’unanimité, enthousiasme. Pour la première fois, les deux grands artistes que sont le pianiste Andreï Korobeïnikov et la basse Alexander Roslavets conjuguent leur talent – et quel talent ! Dès Chants et danses de la mort de Moussorgski, l’auditeur est littéralement happé par l’interprétation. La régularité lapidaire du pianiste place d’emblée la Berceuse dans le climat le plus funèbre qui soit, sur lequel la voix, au grain inouï, accuse une présence très investie au poème. L’expressivité est bien là, sans convoquer pourtant le théâtre. Après le lyrisme douloureux, presque nauséeux même, de la Sérénade, Triepak trébuche génialement dans les méandres funestes, selon une sorte de légende opératique dont l’accompagnement dépasse la dimension pianistique. Les vertus proprement horrifiques de Polkovodietz emportent loin l’auditoire, saisi. Deux pages de Tchaïkovski cautérisent le drame que sert si bien la basse russe, plusieurs fois saluée à l’opéra [lire nos chroniques de Rusalka, Guerre et paix puis Boris Godounov]. Après l’âpreté morbide, c’est le recueillement amoureux qui habite la mélodie Op.6 n°6 qui fait aussi chanter le piano, complice de la chaleur indicible du timbre vocal de Roslavets. Une quasi-folie de cabaret vient épicer la Sérénade de Don Juan où le chanteur brille d’une subtile cruauté. Et pour conclure la partie russe de leur récital, les musiciens donnent Zéphir de la nuit de Dargomyjski, splendide d’à-propos à chaque vers.
Aurait-on pu se passer de Schubert ? Certes non. Trois Lieder nous plongent dans un autre univers, tout en bénéficiant de cet art d’acteur d’Alexander Roslavets, un art qui ne serait pas possible sans le riche organe et la maîtrise confondante du chant. Au farouche Atlas succède l’intranquille Doppelgänger, sombre à trembler. L’effroi, enfin, avec Erlkönig où l’on perçoit les protagonistes sans qu’il en soit trop fait – l’épouvante de l’enfant, la tendresse perfide de la créature, enfin l’autorité assez imbécile d’un père qui n’a rien compris. Lorsque tout est dit, il revient à Andreï Korobeïnikov d’infléchir aux accords définitifs le trouble de l’évidence [lire nos chroniques du 24 juillet 2009, des 11 janvier et 11 mars 2010, du 18 octobre 2013, des 10 juin, 6 septembre et 14 décembre 2018, du 11 juin 2023, enfin des 12 et 17 avril 2024]. Au gaillard Die beiden Grenadiere de Schumann d’à la fois contraster le menu mais aussi de marier les horizons culturels, puisqu’il est ici question de la campagne napoléonienne de Russie dans la langue d’Heine qui fait sienne le mot français (grenadier), invitant le compositeur à détourner La Marseillaise. Lien étant fait, Roslavets et Korobeïnikov reviennent à la musique russe avec la cavatine d’Aleko puisée dans l’opéra de Rachmaninov, complainte où la voix se révèle plus invasive encore, ainsi que dans Les eaux printanières, célèbre mélodie Op.14 n°11 à la ferveur jouissive. Pour remercier une salle ô combien heureuse, les artistes offrent La chanson de la puce de Moussorgski (décidément, le répertoire de Chaliapine) où triomphe la pantomime, mise en bouche comme en doigts, irrésistiblement drôle – bravi !
BB