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Chroniques
Amandine Beyer et Gli Incogniti
Antonio Vivaldi
Amandine Beyer et son ensemble Gli Incogniti sont bien trop rares à Paris. Lorsque l’on connaît la qualité de leurs enregistrements, on peut se demander pourquoi. Le public parisien est en tout cas venu très nombreux et en famille les écouter dans un programme Vivaldi.
Amandine Beyer fait partie de ses rares interprètes capables de démontrer que la musique mal aimée du Prete rosso est à la fois d’une grande beauté et d’une ardente sensibilité. En un menu composé de deux parties s’appuyant sur les Quatre saisons, Gli Incogniti ont également proposé des concerti plus rares. Par leur talent et l’âme qui les habite, ils nous ont entraînés dans un étourdissant et virevoltant voyage vénitien.
L’une des qualités les plus fortes de cet ensemble est l’enthousiasme. Gli Incogniti, ce sont d’abord des musiciens à l’écoute les uns et des autres comme de leurs instruments avec lesquels ils semblent dialoguer pour mieux les apprivoiser dans des conditions parfois difficiles, comme ici dans l’acoustique si sèche du Théâtre de la Ville. Dès les premiers instants, grâce à eux, nous voilà envoûtés par cette danse enivrante qu’est la musique de Vivaldi. Les archets y deviennent des pinceaux à faire frémir la lumière et les cœurs. Dès les premières mesures du Concerto pour deux violons et violoncelle en sol mineur RV 578a, ouvrant le concert, les artistes esquissent une toile qui, en des nuances délicates, au sfumato léger et vaporeux, évoque cette Venise qui s’étourdit en une fête désespérée. Au violoncelle, Marco Ceccato marque les articulations avec légèreté, pour mieux en détacher les contrastes.
Dans les deux concerti per traverso, le flûtiste Manuel Granatiero se révèle poète inspiré du mouvement lent du Concerto en mi mineur RV 431 (perdu) d’un compositeur si vivaldien. Il en rend avec acuité et délicatesse la lumière si tendre de la Sérénissime. Mais ce n’est qu’au moment du bis, alors que nous n’avons pas soupçonné un seul instant que cet Adagio n’était pas de Vivaldi, qu’Amandine Beyer, proposant de le réinterpréter, livre le secret de cette pièce évocatrice. Le souffle maîtrisé nimbe les deux concerti de cet impalpable sentiment de douce mélancolie du temps qui se suspend, comme dans les tableaux de Canaletto.
Que dire d’Amandine Beyer, si ce n’est qu’elle est la grâce à l’état pur ? Elle et ses compagnons ont gravé (en 2008 – un CD exceptionnel) une version fantasque, baroque en somme, des Quatre saisons. Ainsi redonnaient-ils à cette œuvre que l’on croyait connaître par cœur une nouvelle jeunesse, ses couleurs et son brillant qui avaient été perdues. Depuis, Gli Incogniti la jouent régulièrement en concert. Et c’est à chaque fois, une découverte. Le naturel des phrasés, les articulations audacieuses, les couleurs toutes plus subtiles les unes que les autres donnent vie aux ruelles et aux canaux. La Sérénissime semble palpiter d’une vie où le quotidien devient chant mélodieux. On y savoure la fraicheur des fontaines, les mouches bourdonnantes nous y agacent, le tonnerre fait crépiter l’air et gronde au loin. L’archet d’Amandine Beyer irradie, tourbillonnant, vole comme une plume soyeuse et insaisissable. Sa si naturelle virtuosité est un don de ce ciel si bleu que Tiepolo lui-même pourrait en être jaloux. Avec elle, ses compagnons – Alba Roca et Flavio Losco aux violons, Marta Páramo à l’alto, Marco Ceccato au violoncelle, Baldomero Barciela au violone, Francesco Romano au théorbe et Anna Fontana au clavecin – échangent avec vivacité, complicité et humour. L’équilibre de l’ensemble crée un sentiment de plénitude et un bonheur qui permet, le temps du concert, de suivre le cours des saisons dans une Cité des Doges alanguie qui chante, danse, se laisse emporter par la ferveur du Carnaval, écraser par la chaleur ou emporter par l’eau qui ruisselle dans ce largo d’un hiver où Venise tel le phénix renaît à chaque fois. Le souhait que l’on formule à la fin d’un tel concert est de pouvoir entendre plus souvent Gli Incogniti à Paris.
MP