Chroniques

par david verdier

András Schiff joue Schubert

Théâtre des Champs-Elysées, Paris
- 1er février 2011
Le pianiste hongrois András Schiff en récital à Paris
© dr

À moins d'apprécier les prises de son chirurgicales et les spatialisations artificielles, c'est évidemment au concert qu'il faut entendre András Schiff pour s'en faire une idée précise – message à tous ceux qui ont eu la bonne idée de quitter pour un soir leurs chaînes (même haute fidélité). Quel pianiste oserait le luxe d'un programme tout Schubert ? Rien de facile pourtant, dans ce choix de pièces célèbres mais souvent massacrées par des générations de jeunes filles chlorotiques assises au piano droit.

La rare somptuosité des Moments musicaux contraste avec les extraits joués ici-même quelques jours plus tôt par le placide Arcadi Volodos, façon robinet de notes. András Schiff donne une lecture à la fois sensible et contrastée de ces pièces trop (mal ?) connues. Tout se joue généralement sur la capacité à ralentir le flux de la phrase sans l'amollir, comme pour pointer tel ou tel détail : cette manière de faire tinter en ouverture la petite fanfare à l'unisson, par exemple. C'est un Moderato plein de tendresse, qui laisse sonner généreusement le piano avec très peu de pédale. Le registre grave domine l'alternance des plans sonores, le thème détaché subtilement à la main gauche. Si la basse assure l'assise de la phrase et la carrure rythmique, un soin particulier est réservé au dessin rythmique qui sourd derrière le thème. Schiff accorde un rôle prééminent au silence, préférant éclairer ses phrases de l'intérieur (c'est idéal dans Schubert, un peu moins dans d'autres répertoires). Le deuxième Moment musical est particulièrement représentatif de cette ascèse schubertienne, non picturale. Il allonge le son (effet de pédale sur la blanche pointée en suspension de la barcarolle). Les plans sonores sont horizontaux, étales, d'une longueur de note quasi-parfaite. Le thème se dégage avec une lisibilité troublante, dans le passage en fa dièse, tout en courbes nostalgiques et points d'arrêts. Cette abstraction du sentiment n'est jamais chez lui une forme dissimulée de sensiblerie ou de sentimentalisme. Il se passe quelque chose qui émeut, sans qu'on sache vraiment de quoi il ressort. Le petit rubato canaille et très hongrois dans le trot du cheval au Troisième ? Rien de lourd ou de nonchalant, c'est tendre et sans mièvrerie. Le Quatrième est lent à démarrer, l'écheveau de notes se dévidant avec précaution. Les doubles notes se détachent à la manière d'un prélude de Bach. Dans l'épisode central en ré bémol majeur, la main gauche picore et la ligne grave couvre à plusieurs reprises le thème principal à la droite. Derrière le beau son de son Bösendorfer, Andràs Schiff se révèle davantage liseur que conteur… Sa force expressive tient à la façon de retenir le tempo sans le brider afin de laisser la conduite harmonique s'exprimer. La conclusion du cycle laisse apparaître quelques failles ; çà et là une façon trop abrupte de resserrer les deux croches du rythme dactylique dans le Cinquième ou l'approche un peu « extérieure » du la bémol majeur qui aurait mérité davantage de mystère.

Les Impromptus D 899 baignent dans un bonheur d'interprétation remarquable. Il ne cherche pas à révolutionner la célébrissime partition, mais son abord concentré maintient l'attention de bout en bout. De temps en temps, les doigts se prennent un peu dans les guirlandes de triolets (n°2) mais sans jamais alanguir le tempo. L'Andante mosso en sol bémol majeur (n°3) est un rien systématique… et le thème comme fané par la main gauche.

Quelques nuages dans ce ciel si clair ? Le premier des trois Klavierstücke D 946 est sans doute abordé avec trop de nervosité et l'économie de pédale limitant l'espace sonore au strict nécessaire a pour conséquence d'anémier et de durcir la mélodie. Dans le deuxième, on croit entendre la partie d'accompagnement du Winterreise tandis qu’au dernier, syncopes et accents à contretemps se mêlent (avec au passage quelques pailles inoffensives dans les tricotages à la main droite).

Les Impromptus D 935 renouent avec l'inspiration de la première partie. L'Allegro moderato initial est à la hauteur d'âme d'une véritable sonate en trompe-l'œil. Pas de blondeurs diaphanes dans les traits, une douceur flavescente dans le retour du thème en doubles croches en fa mineur. La simple et sublime suspension du 3/4 du la bémol majeur est miraculeuse d'équilibre et de tenue. Le thème et variations de l'Andante du troisième souligne la référence à Rosamunde sans ostentation. La conclusion du cycle ne donne pas dans la bravoure extravertie, juste une danse de soldats de plomb, rythmée en syncopes et sforzandos.

En bis, une Ungarische Melodie D 817 aérienne, jouée les yeux fermés. Les plans sonores sont magnifiques, un paysage gris et apaisé. Graz Galop D 925 pour finir ; un petit air de postillon qu'on sifflote…

DV