Chroniques

par françois cavaillès

Andreï Eschpaï | Chants de la montagne et des prairies Mari
Variations rococo Op.33 de Tchaïkovski par Gautier Capuçon

David Wroe dirige l’Orchestre Symphonique de l’Opéra de Toulon
Opéra de Toulon
- 15 septembre 2018
à Toulon, Variations rococo Op.33 de Piotr Tchaïkovski par Gautier Capuçon
© aline paley

À Toulon, par une fin de semaine aussi chaleureuse qu'animée sur le plan culturel, le mélomane doit se sentir régénéré, tel le glacier sur le port, à l'entame de la saison. Partisan fidèle ou recrue trébuchante, à la fois paisible et exalté son pas peut traîner au plaisir sur le tapis de l'Opéra. Au fond, comme le démontre le concert inaugural délicieusement centrifuge, il s'agit de relever, grâce à la phalange varoise toujours plus active, un grand et beau défi d'adaptation, d'arrangement, de créativité... Insuffler de nouvelles forces au public le plus vaste semble un effet possible, suggéré par le curieux programme. Mais l'écoute conforte tant la vigueur de ce besoin qu'il devient cher vœu et poignante aspiration à revenir écouter (en direct et en salle comme il se doit) la musique symphonique si diverse qu'offre l'Orchestre Symphonique de l’Opéra de Toulon.

Pilotée par le chef invité David Wroe, la formation hôtesse, gonflée à bloc, joue de vivacité et de tonus, mais aussi de finesse, pour l'ouverture ample et sinueuse d'une comédie aujourd'hui reconnue aussi classique que géniale. La pièce s'intitule Much ado about nothing Op.11 (Beaucoup de bruit pour rien) et appartient, bien sûr, à l'œuvre de Shakespeare, tandis que la trame sonore est signée Erich Wolfgang Korngold, en réponse à la commande d'un théâtre viennois. C'est la suite tirée de cette musique de scène qui donne, en cinq mouvements, un grisant tournis à voyager entre des séquences très différentes. Mélodie assez convenue, aux violons lyriques à souhait, conclue dans un élan de classe shakespearienne, La jeune fille dans la chambre nuptiale (prélude de l'Acte IV) brille de sa jolie clarté, assurée par la remarquable cohésion de l'orchestre. La marche des veilleurs charme par le rythme, d'un comique subtil, marqué par les anches doubles et les cordes. Mais surtout, de magnifiques ornements de harpe et de flûtes rappellent combien manque à notre époque un créateur aussi délicat et ingénieux que ce jeune compositeur, alors âgé de vingt-et-un ans. En toute douceur, et avec une maîtrise du transport digne du ballet, survient la Scène dans le jardin (prélude du III) et, finalement, la très énergique Mascarade, moins trépidante mais aussi compacte et vitale que la charge « des troupeaux d'éléphants, en pleine liberté » imaginée par Romain Gary (in Les racines du ciel, 1956).

Sur des chemins de Russie, la promenade conduit à des frissons plus grands encore. Les Variations sur un thème rococo Op.33 (1876) sont un exercice de style conçu par Tchaïkovski à l'attention du violoncelliste Wilhelm Fitzenhagen (1848-1890). L'amorce en paraît discrète, à l'exception de la splendeur passagère des cors, puis presque expéditif le court thème. Les deux premières variations, brèves, font presque figure de test de vitesse... Fort heureusement, une vraie sensation d'aisance s'affirme dans l'interprétation, alliée de prestance à la suite des modifications pensées par Tchaïkovski. Aux andante, l'écriture semble plus noble, d'un classicisme digne de l'une des immenses fresques littéraires qui lui sont contemporaines. La virtuosité de Gautier Capuçon s'intensifie à mesure que s'élargit la palette du soliste, tout absorbé dans l'œuvre du grand romantique russe. Solo au doigté effarant, parfois dégagé du silence comme sur une plage baltique ou bien empreint d'une maîtrise folle, qui semble faire naître des notes de… piano ! Le savoir-faire paraît évident, le charisme aussi, et les mesures les plus émouvantes passionnent d’elles-mêmes, d'une manière unique. Une solide ovation recouvre l'ultime variation, Allegro vivo, qui, par contraste, a fusé comme une blague ou un fou rire complice.

Deux autres cigares russes dépassent de la poche du captivant violoncelliste : de Tchaïkovski encore, une suave berceuse – Andante cantabile pour violoncelle et orchestre à cordes (arrangement de 1888) et, en bis, La marche des petits soldats, drôlement dégingandée et vraiment touchante, de Sergueï Prokofiev (1891-1953). Au maestro ukrainien revient l'heure de gloire, tant le programme hétéroclite est dominé par sa Symphonieré majeur Op.25 n°1(créée au printemps 1918 à Saint-Pétersbourg sous la direction du jeune compositeur qui l’inscrivait dans le sillage d’Haydn. Dès l’Allegro initial, merveille étincelante de rebondissements de l'harmonie, David Wroe et l'Orchestre Symphonique de l'Opéra de Toulon laissent une impression épatante qui s'épanouit dans le fabuleux Larghetto, doté d'un pouvoir impressionnant, en innovant de manière exceptionnelle, mais aussi respectueux du modèle des Lumières. Dans l'ordre des choses – ou dans l'évidence d'un esprit génial –, l'irrésistible flot symphonique comporte une petite Gavotte qui fait sourire et, pour conclure un quart d'heure de folie douce, l’explosif final (Molto vivace) d'une excellente orchestration, conquérant, ravissant les cœurs tous partis en java.

Auparavant, le périple touchait plus loin encore aux mystères de l'Orient avec Chants de la montagne et des prairies Mari, écrit en 1982 par Andreï Eschpaï en s'inspirant de son enfance passée dans cette région centrale de la Russie occidentale. Le sujet puéril a l'air enfoui dans le suspense et l'atmosphère secrète exprimés à la manière d'une musique de film. En effet, d'après quelques biographes d'Eschpaï (1925-2015), le Soviétique s'est beaucoup consacré au cinéma, à la fin de sa vie. Comme bouclé dans le siège de voiture familiale, le public applaudit beaucoup ce rare voyage assez lent et riche en langueur, aride mais non sans une mélodieuse pause-rafraîchissement, paisible et pittoresque d'abord puis, par-delà la légère touche surnaturelle de la harpe, un peu bousculé par un rêve et, peut-être, l'appel à une figure paternelle (l'œuvre étant dédiée à Yakov Eschpaï, père d'Andreï et l'un des pionniers dans la préservation du patrimoine culturel de la République des Maris).

FC