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Chroniques
Andreï Korobeïnikov joue Johann Sebastian Bach
Das Wohltemperierte Clavier BWV 846-893
S’il est relativement courant de pouvoir dire de tel concert ou de telle représentation d’opéra qu’il aura marqué une saison culturelle, il l’est assurément moins d’affirmer d’un de ces événements musicaux qu’il constitue une expérience unique dans sa carrière de musicographe, quand bien même celle-ci n’est point déjà antédiluvienne. Après une arrivée in extremis à la maison ronde mardi soir, grâce à un trafic métropolitain de plus en plus incertain et aux innombrables cavités ornant nos trottoirs impraticables, sans parler de l’abord même de l’édifice, comme éternellement engruyèré depuis près de quinze ans – afin de traverser Paris, il sera bientôt plus sûr d’emprunter ces voies souterraines appréciées de nos secrets norvegicus et d’accoster au concert en tenue d’égoutier (au moins, les conséquences olfactives justifieront peut-être la toux incessante et plus qu’expressive du public parisien) –, nous abordons un monument, s’agissant du Clavier bien tempéré que Johann Sebastian Bach écrivit de 1721 à 1723 (Das Wohltemperierte Clavier BWV 846-893), et son approche déterminante par un grand artiste dont nous nous trouvons heureux d’être les contemporains : Andreï Korobeïnikov.
Après un fort beau récital qui, vendredi dernier, promenait l’écoute de Beethoven à Messiaen [lire notre chronique du 12 avril 2024], le pianiste russe se lance dans l’intégrale de cette somme en deux recueils, destinée à l’étude des tonalités et à la pratique du (des) clavier(s), dont chaque prélude fait explorer un style ou/et une qualité de la frappe. Loin de s’en tenir à la jouer après l’avoir dûment intériorisée, encore inaugure-t-il une manière inattendue de le faire, puisqu’avec la complicité de l’accordeur Cyril Mordant, il présente sa version dans le tempérament déduit par Bradley Lehman, chercheur, claveciniste, organiste, compositeur et ingénieur en informatique étasunien en 2004 à partir des volutes dessinées par Bach sur la première page de son manuscrit. Considérant que le tempérament (soit l’accordage de l’instrument qui, depuis le cœur du XIXe siècle, s’effectue selon des intervalles fixe) n’était pas égal au XVIIIe siècle, Lehman a imaginé qu’il ne s’agissait peut-être pas là d’un simple ornement graphique en frontispice de la partition, mais d’une sorte d’encodage du tempérament idéal pour la jouer, chacune des boucles de cette figure en spirale indique la taille de telle quinte, si bien que l’ensemble ainsi formé permettrait de reconstituer l’accordage précis du clavecin du compositeur. Si, depuis la publication de l’article Bach extraordinary temperament : our Rosetta Stone dans la revue Early Music en février 2005, quelques musiciens se sont emparés de ce tempérament-Lehman pour interpréter la musique de Bach, c’est ici la première fois qu’on l’applique à un piano moderne. Voilà peut-être qui n’étonnera pas tout à fait le mélomane coutumier des concerts baroques, ou le tempérament jamais n’est égal, mais qui ne manquera pas d’intriguer l’amateur cantonné dans le piano d’aujourd’hui, rigidement arcbouté dans son assurance de l’égalité, désormais proscrite.
Au fil des vingt-quatre Préludes et fugues de chaque livre du Clavier bien tempéré, soit quarante-huit diptyques (donc quatre-vingt-seize pièces en tout), Andreï Korobeïnikov [lire nos chroniques du 24 juillet 2009, du 11 mars 2010, du 11 janvier 2010, du 18 octobre 2013, des 10 juin, 6 septembre et 14 décembre 2018, enfin du 11 juin 2023] développe sur deux soirées un art du toucher d’un raffinement inouï, une musicalité discrète et qu’on osera cependant dire dévastatrice, grâce à une prodigieuse inventivité de timbre qui propulse l’auditoire aussi bien dans le piano moderne (prélude II-22 ; fugue I-12) que dans le clavecin (préludes II-5 et II-13; fugues I-11 et II-11) et l’orgue (préludes I-19 ; II-12 et II-14 ; fugues I-14 et II-5), mais encore dans le luth (prélude I-5), la guitare baroque (fugue II-15), la viole de gambe (fugue I-13) et le violoncelle (prélude I-19), voire le consort de violes (fugue I-14). La maîtrise de l’agrément (préludes I-3, I-24 et II-8 ; fugues I-1, I-11, I-21, II-14 et II-24) et un choix judicieux des divers touchers – détaché (prélude I-11 et II-7), louré (prélude I-24 ; fugues I-2), piqué (préludes I-5, I-17, II-2, II-3 et II-6 ; fugues II-3, II-11 et II-15), piqué-louré (prélude II-6), legato (préludes I-23 et II-24 ; fugues II-7 et II-21), perlé (préludes I-4, I-17 et II-1 ; fugue I-2) – sont habilement conjugués dans la création de caractères abondamment variés. On en admire l’articulation tendre (préludes I-1 et II-14 ; début de la fugue I-23) comme la lumière (prélude II-12 ; fugues I-1, I-2 et II-24) ou, à l’inverse, l’onctuosité plus secrète (prélude I-23, da capo de la première section du prélude II-15 ; fugue II-18), le clair-obscur (prélude I-3) et la demi-teinte (préludes II-3, II-6 et II-10), appréciant encore la fluidité (préludes I-2, II-19 et II-21 ; fugue I-3).
Convoquant une pédalisation infiniment travaillée (fugues I-23 et II-19), Korobeïnikov trace un chemin toujours puissamment humain, sans céder aux sirènes du phrasé, à peine invité (prélude I-16 et da capo de la première section du prélude II-12). Il émeut par des instant profondément solitaires (préludes I-2, I-8 et II-14 ; fugues I-6, I-12 et II-8) – on ne saurait dire mélancoliques face à la résurgente rhétorique baroque –, contrastant avec des moments joueurs (prélude II-4 ; fugues I-3, II-12 et II-22), voire dansés (fugues I-19, II-11 et II-13), opposant au brio (prélude I-11 et, surtout, II-13 ; fugues I-16, I-20 et II-7) et au grand style (préludes I-21et II-18 ; fugue I-3 et conclusion de la fugue II-24) recueillement (préludes I-4), rigueur (prélude I-5), sévérité (fugues I-4 et I-7), aridité (fugue I-9), voire austérité (fugue I-14). Par-delà des signes de fatigue apparus en deuxième tiers de chaque soir (prélude et fugue I-15, fugues I-18 et II-17), on se souviendra longtemps de pages vigoureusement contrastées (fugue II-4, entre autres), d’une vocalité souvent heureuse (préludes I-4, I-24 et II-19 ; fugues I-23, II-2 et II-5) lorsqu’elle n’est pas élégiaque (prélude I-22), d’une accentuation passionnante (prélude II-8 et fugue II-3), d’un lyrisme généreux (fugue I-5), d’une lenteur intensément absorbante (fugues I-12 et I-24) et de nuances minutieusement tissées (préludes I-14, I-20, II-7, II-20 et II-24 ; fugues I-6, I-17, II-15).
À la faveur de soirées consécutives si bien tempérées, nous goûtons particulièrement la paix mystérieuse du prélude en mi mineur BWV 856 (I-10) et sa souveraineté regagnée dans une figure conclusive que Bach a grandement déployée, la sereine douceur du Prélude en mi majeur BWV 878 (II-9), planant au delà du monde, le Prélude en sol mineur BWV 885 (II-16) bouleversant comme une déploration densément dolente – un tombeau baroque où Andreï Korobeïnikov cisèle une irrésistible sensibilité. Au Prélude en la bémol majeur BWV 886 (II-17) d’alors faire figure de consolation, caressant la colère de la fugue précédente : il y a là une narration qui demeure masquée. Après six heures de musique en vingt-quatre heures, l’artiste offre encore l’aria des Variations Goldberg BWB 988. Il est un peu plus de minuit, ce mercredi soir, quand nous quittons l’auditorium dans un indicible émerveillement.
BB