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Chroniques
Animal Farm | La ferme des animaux
opéra d’Alexandre Raskatov
N’ayant pas pu me trouver à Amsterdam en mars dernier, c’est cette année que je découvre le nouvel opéra d’Alexandre Raskatov. Pour sa cinquième approche de la scène lyrique – les précédents sont Le puits et le pendule (1991), Barbe-Bleue (1997), Cœur de chien (2009) [lire notre chronique du 22 janvier 2014] et GerMANIA (2018) – le compositeur russe (né en 1953) a choisi, après Edgar Poe, Jean-Pierre Balpe, Mikhaïl Boulgakov et Heiner Müller, le romancier britannique George Orwell à travers le plus célèbre de ses livres, Animal Farm : a Fairy Story, paru en 1945 – la première traduction en français de La ferme des animaux arrive dès 1947 sous la plume de Sophie Devil, mais c’est celle de Jean Queval (Gallimard, 1981 ; puis Folio, 1984) qui fait autorité, récemment abandonnée par la collection pour celle de Philippe Jaworski (2021). Librettiste d’opéras comme JJR, citoyen de Genève de Philippe Fénelon, The Duchess of Malfi de Torsten Rasch ou encore Richard III de Giorgio Battistelli [lire notre chronique du 22 janvier 2012], le dramaturge Ian Burton a œuvré avec le musicien au texte d’Animal Farm, ouvrage en trois actes et un épilogue. Commandé à la fois par les Dutch National Opera, Teatro Massimo de Palerme, Suomen kansallisooppera d’Helsinki et la Wiener Staatsoper, il connaît ce soir sa première autrichienne dans l’illustre bâtiment reconstruit par Boltenstern.
Dans la nuit du 1er au 2 mars 1953, Joseph Staline, souffrant d’athérome depuis plusieurs années, perd connaissance dans sa datcha de Kountsevo. Il est déclaré mort au matin du jeudi 5 mars. Il régnait sur l’URSS depuis le 3 avril 1922. Le 9 mars 1953 naît à Moscou le compositeur Alexandre Raskatov, dont le père a connu le goulag pendant plus de sept ans. C’est également ce jour-là que le peuple défile devant la dépouille du tyran soviétique dont ce sont les funérailles. Interdit sur les territoires du bloc de l’Est jusqu’en 1995, Le ferme des animaux circula cependant sous le manteau dès la fin des années soixante, dans une traduction de fortune. Mais Raskatov ne devait le lire qu’avec l’avènement du nouveau millénaire. Enthousiasmé par le projet d’en faire un opéra, il a enrichi le matériau littéraire de quelques allusions à des événements survenus dans sa famille, et n’a pas hésité à inclure une sorte de théâtre dans le théâtre avec la scène de la diva Pigetta fêtée par le cochon Quealer par un bouquet de fleurs qui pourra bientôt orner sa tombe, après que ce dernier l’aura violée puis supprimée, selon la méthode du sinistre Lavrenti Beria, ministre de l’intérieur et chef de la police politique pendant quinze sombres années.
Si le compositeur n’est pas réputé pour l’audace de sa musique, librement inscrite dans la continuité d’un Chostakovitch en faisant fi des courants esthétiques occidentaux qui marquèrent cet art depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la partition qu’il a imaginée pour Animal Farm remplit honnêtement sa charge. Il convoque copieusement les percussions, sans oublier les cloches de vache, mais aussi la guitare électrique, des sirènes et même un waterphone – tout un arsenal que la fosse viennoise ne peut pas accueillir, si bien qu’il est placé dans une autre salle et transmis par sonorisation. Les cordes sont principalement utilisées en stridence. Le style affirme un éclectisme déroutant dont l’élément le plus stable est un vague « jazz patriotique » qu’alimentent des réminiscences de chansons folkloriques slaves. Mais plutôt que de souffrir de disparité, l’œuvre gagne dans ce collage dont chaque fragment illustre efficacement les situations respectives.
Le résultat, à la fois dramatique et divertissant, est brillamment exploité par Alexander Soddy, jeune chef britannique qui a décidément le vent en poupe [lire nos chroniques de Fidelio, Lohengrin à Mannheim puis à Paris, Salome et Peter Grimes]. Avec un certain génie de la coordination, l’artiste rivalise d’adresse pour faire se rencontrer le concertino, le grand effectif, le chœur et pas loin d’une vingtaine de solistes vocaux, avec une précision vraiment bluffante.
Mais c’est d’abord la mise en scène qui fait triompher la soirée. Avec grand talent, Damiano Michieletto souligne la verve satirique du roman, du livret et de la musique [lire nos chroniques d’Il barbiere di Siviglia, La bohème, La scala di seta, Samson et Dalila, Idomeneo, La donna del lago, L’elisir d’amore, Der ferne Klang et Béatrice et Bénédict]. Son humour est grinçant et vient décaper toutes les attentes. En évitant toute allusion directe aux personnages historiques que l’on peut lire dans l’intrigue – Staline, Trotski, Beria, etc. –, le Vénitien lui accorde une dimension universelle. Mieux, en déplaçant le lieu de l’action de la ferme à un abattoir, il sort le sujet du seul système autoritaire socialiste d’autrefois et questionne l’autoritarisme du système capitaliste d’aujourd’hui. Ce qu’il y a de dérision dans le jeu s’oppose avec pertinence à la scénographie glaçante de Paolo Fantin par laquelle le réel de la pièce est scellé. À l’inventivité des masques et des costumes, signés Klaus Bruns, s’oppose la lumière impitoyable d’Alessandro Carletti. Quant au mouvement, il est réglé par le chorégraphe Thomas Wilhelm entre souplesse fantaisiste et rudesse sadique, en résonance parfaite avec l’argument.
La teneur vocale d’Animal Farm n’est pas des plus ingénieuses. On comprend que le compositeur ne put que céder au recours d’onomatopées, dans un continuo de bêlements, croassements, grognements, braiments, hennissements, mais voilà qui ne facilite pas la compréhension du livret. Chanteuses et chanteurs se trouvent donc confrontés à un défi constant, plus ou moins défendable, mis à part les rôles de Snowball et de Napoléon dont l’écriture paraît plus traditionnelle. Il n’empêche : l’équipe vocale s’en sort tout de même.
Quelques incarnations font particulièrement mouche.
Le vétéran Guennadi Bezzubenkov est ici un vieux verrat sage et attachant, Old Major qui gère avec fiabilité la prosodie [lire nos chroniques de La légende de la ville invisible de Kitège, Iolanta et Le nez à Munich]. Régulièrement applaudi à la Wiener Staatsoper [lire nos chroniques de Dantons Tod, Orlando et Le Grand Macabre], le baryton-basse Wolfgang Bankl compose un Napoléon très impressionnant. Le ténor piquant de Michael Gniffke offre un lyrisme bienvenu à Snowball [lire nos chroniques de Lohengrin à Bayreuth et d’Irrelohe]. On retrouve avec un vrai plaisir les fulgurances et l’énergie du ténor Andreï Popov qui se joue des exubérances vocales de Squealer, sans doute un rôle écrit à sa (dé)mesure [lire nos chroniques du Nez à Paris, Aix-en-Provence et New York, Elektra, Le prince Igor à New York puis à Paris, Lady Macbeth de Mzensk à Salzbourg puis à Paris, enfin du Coq d’or]. Le bon cheval Boxer est vaillamment assuré par Stefan Astakhov [lire notre chronique de Das verratene Meer]. Avec une incroyable élasticité qui autorise de passer d’un registre de poitrine à une voix de fausset sans aucun problème, le ténor Karl Laquit chante aussi bien la partie de Pigetta que celle de Benjamin, l’âne de l’affaire. Le contre-ténor russe Artem Krutko se charge avec facilité du poète officiel Minimus [lire notre chronique d’Adriano in Siria].
On applaudit également Margaret Plummer (Clover) [lire nos chroniques de Leonore et de Parsifal à Vienne et Bayreuth], Isabel Signoret (Muriel), Aurora Marthens et Daniel Jenz (Mrs. Jones et Mr. Jones), Clemens Unterreiner en Pilkingteon [lire notre critique du Labyrinth] et la coquette Mollie dont l’excentrique coloratura revient avec bonheur à Holly Flack, soprano qui se joue de telles acrobaties tout en ménageant une pureté de timbre comme par miracle. Enfin, de même qu’il lui avait réservé trois rôles dans GerMANIA, Alexandre Raskatov offre celui de Blacky, le corbeau, au soprano Elena Vassilieva [lire notre critique du CD Claves], son épouse, qui révèle une souplesse étonnante. Grand bravo aux artistes du Chor der Wiener Staatsoper !
KO