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Chroniques
Anna Bolena | Anne Boleyn
opéra de Gaetano Donizetti
Anna Bolena est le premier grand succès de Donizetti et l’ouvrage qui inaugura le Gran Teatre del Liceu en 1847 ! Le livret, dû au célèbre Felice Romani, collaborateur régulier de Bellini, croise la répudiation d’Anne Boleyn par Henri VIII, roi d’Angleterre, qui s’est épris de Jane Seymour, suivante de la reine, et le retour à la cour du premier amour d’Anne, Lord Richard Percy. Le sort fatal ne sera pas épargné à l’héroïne, de même qu’un tel péril est parfois encouru par les relectures scénographiques de l’ouvrage.
La nouvelle production commandée à Rafel Duran par le Liceu choisit un dispositif unique. La division de la scène en trois niveaux rappelle furieusement les plans inclinés de Wernicke et autres prédécesseurs. À défaut d’originalité, les décors de Rafel Lladó se révèlent efficaces dans la caractérisation des différents lieux de l’intrigue. Ainsi, les panneaux coulissants du rez-de-scène découvrent, selon les tableaux, deux cabines de surveillance où brillent quatre moniteurs de télévision, ou l’intérieur des appartements de la reine, réduits à un paravent, une robe noire sur un mannequin sans tête et une banquette. Les deux niveaux supérieurs restent dissimulés derrière le rideau pendant les scènes plus intimistes, faisant office à l’occasion, dans une sorte d’écho mnémo-photographique, d’écran de projection du négatif de ce qui se passe en-bas, tandis qu’ils permettent dans les ensembles une répartition des chœurs non dénuée de grandeur. Les éclairages d’Albert Faura suivent assez bien la progression dramatique, même s’ils se limitent à une variation sur des tons galbineux un rien crépusculaires, participant à une vague sensation de statisme. Les figurants à tête de corbeaux sont à l’argument des adjuvants herméneutiques exogènes un peu trop attendus que peine à justifier l’apparence de chorégraphie de Ferran Carjaval.
À chacune de ses apparitions, pour la plupart réparties entre Munich, Vienne et Barcelone, Edita Gruberova appâte les aficionados, dont certains étalent un drapeau de la patrie de la cantatrice sur les dorures du balcon, quitte à parfois reléguer le reste de l’affiche dans une semi-pénombre. Il faut bien admettre que le soprano slovaque fait preuve d’un magnétisme hors du commun que ni l’âge ni les accommodements avec l’instrument ne semblent pouvoir entamer. Si en plus la diva est en grande forme, la soirée, même entachée d’hétérodoxie, peut prétendre rester dans les annales. Et la grande dame est ce soir en très grande forme, au point que les habituels points d’achoppement se font discrets quand ils ne se font pas carrément oublier. Bien sûr, des fêlures du timbre apparaissent ça et là, le grave frise le parlando, les trilles ne sont pas la marque de fabrique de l’interprète – leur absence pourrait faire accroire qu’ils sont dissociables du bel canto. Mais le miracle se produit – comme les salles d’opéra, désertées par les dieux, en connaissent peu de nos jours. Les défauts qui disqualifieraient tout autre sont négociés avec une intelligence dramatique et musicale unique. Ce que l’on pourrait taxer de prudence dans le filage des aigus, parfois difficultueux, se fait suspension du temps de la performance, à proprement parler une extase. Qui peut faire entendre des piani donnant aux barres de mesure une telle élasticité dans Al dolce guidami ? Verdict du public : cinq longues minutes d’applaudissements et de frénésie.
Il ne faudrait pas laisser dans l’ombre le reste de la distribution.
Partenaire régulière de la Slovaque, Elīna Garanča incarne une Giovanna Seymour tourmentée à la voix moelleuse. Tout juste pourrait-on regretter une ou deux sollicitations superflues du registre de poitrine, égratignures bénignes à une homogénéité admirable du timbre. Débutant au Liceu en 1992 en Lord Riccardo Percy aux côtés de Gruberova, Josep Bros reprend le rôle avec une santé vocale remarquable, à peine altérée dans les notes de passage. Vigueur et sensibilité recueillent l’aval du personnage et les suffrages des spectateurs. Biberonnée aux travestis baroques, Sonia Prina campe un Smeton androgyne à souhait, au timbre mat et à la vélocité reconnaissables. Carlo Colombara étant souffrant, c’est aux Enrico VIII et Lord Rochefort de la seconde distribution qu’il a été fait appel : Simon Orfila (Lord Rochefort dans le cast initial) et Marc Pujol. Après des signes d’engorgement inquiétants au début de la représentation, le premier fait preuve d’une incisivité salutaire, tandis que le second montre un métier honnête, mais moins d’éclat. Jon Plazaola assume le rôle de Sir Hervey.
Remplaçant Stefan Anton Reck, Andreï Yourkévitch fait ses débuts dans la fosse du Liceu.
La performance de l’Ukrainien n’a guère à pâlir à côté des grands spécialistes du bel canto. Sous sa baguette, l’Orquestra Simfònica del Gran Teatre del Liceu révèle de belles couleurs, une délicatesse idiomatique – le murmure des violoncelles au début du premier acte ! Il se montre surtout un subtil accompagnateur, vigilant quant à la balance sonore, et habile à tisser un écrin favorable aux voix – la manière dont il soutient la prima donna de la soirée est, à ce titre, exemplaire, la monture idéale pour en sertir les piani. Le chœur catalan manifeste une présence louable sous la conduite de José Luis Basso.
GC