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Chroniques
Apostrophe
œuvres de Carter, Hervé, Malec et Maresz
Ce soir, Manca propose un nouveau rendez-vous avec Apostrophe. C’est en 2002 que cet ensemble à géométrie variable fut constitué – à partir du double quintette (à cordes et à vents), des percussions et du piano –, réunissant des instrumentistes de l’Orchestre Philharmonique de Nice dont Marco Guidarini [photo] prenait alors la direction. Le but du chef italien était de pouvoir jouer la musique contemporaine d’une manière plus suivie et intégrée à la programmation saisonnière de son orchestre, ce qui permit à ses acteurs une fréquentation régulière du répertoire du XXe siècle et de la création.
« J’ai repéré un noyau de musiciens intéressés et, par un simple effet de rotation avec d’autres, j’arrive pour chaque concert à former un ensemble cohérent. Nous avons une saison au Musée Chagall. Apostrophe collabore avec d’autres institutions et festivals, notamment Le Printemps des Arts à Monte Carlo, le Festival de Radio France et Montpellier, etc. Sa particularité est d’exister au sein même de l’orchestre : il n’est pas indépendant ou détaché. Ainsi, ses membres peuvent s’engager dans une recherche différente que celle de servir uniquement le répertoire habituel. Cela dit, j’ai également tenté d’intégrer la musique d’aujourd’hui, in extenso celle du XXe siècle, dans le cadre de la programmation saisonnière de l’orchestre pour pousser les limites de son répertoire ».
Nous reviendrons en fin d’article sur une conversation que nous avions eu avec Marco Guidarini, il y a quelques mois déjà, à propos de ce jeune ensemble. Car pour l’heure, son fondateur en confie la capitainerie à Hélène Bouchez qui ouvre le concert par une interprétation tonique, contrastée et avantageusement tendue d’Entrelacs d’Yan Maresz (six instruments). Nous découvrons ensuite Effet lisière écrit en 2003 par Jean-Luc Hervé pour deux violons et électroniques (production CIRM) qu’accompagne un travail vidéastique inspiré. Puis Philippe Serra donne trois des Huit pièces pour quatre timbales d’Elliott Carter.
« Ce sont des pièces de 1949 que le public apprécie toujours, nous confie-t-il. L’idéal aurait été de les jouer au complet, afin de ne pas en limiter l’approche à leur aspect de danses, sachant que celles ajoutées en 1966 explorent plus les harmoniques des timbales, les possibilités des pédales et des différentes hauteurs de son, apportant une nouvelle exploitation de l’instrument. Il est essentiel de les inscrire à notre répertoire. Improvisation, Saëta et Canaries rendent compte d’un certain contexte. Dans les années quarante, il y avait beaucoup de concerts de percussions, qu’il s’agisse de musique contemporaine ou du jazz qui explosait à ce moment-là aux USA. Carter, qui était alors très attaché à l’aspect rythmique, a utilisé quatre timbales pour développer sa modulation métrique, marquant les premier pas de son propre style d’accentuation, de déplacement, etc. Cette sorte de suite de danse a le mérite d’inviter l’interprète à respirer au-delà de la partition. Par exemple, s’il n’y a pas du tout de partie improvisée dans Improvisation, l’énergie formidable du mouvement ne laisse pas beaucoup de liberté. En revanche, Saëta est plus subtil : on peut l’investir d’imaginaire ».
Il y a une dizaine d’années, Ivo Malec concevait Saturnalia pour contrebasse, une œuvre dont la facture demeure étroitement tributaire de certains tics de la pratique électronique ; elle conclue cette soirée.
Le pari amorcé et tenu par Marco Guidarini en créant Apostrophe posait la question de la possibilité, dans un orchestre qui tout au long de l’année joue les opéras et la musique de ballet à l’Opéra de Nice, ainsi que le grand répertoire symphonique classique, de penser autrement la pratique musicale, sachant bien que ce sont les mêmes instrumentistes qui assurent en fosse les représentations du Ballo in maschera et jouent une création de Philippe Leroux [lire notre chronique du 5 novembre 2004].
« Voyez-vous, ce n’est pas évident d’essayer de changer d’attitude. La musique en création nécessite un autre engagement et une certaine ouverture d’esprit. Dans l’imaginaire collectif, Nice est avant tout une ville de loisirs. C’est une réalité, certes, mais qui ne doit pas réduire la vie de cette ville qui change beaucoup, en ce moment, y compris sur le plan artistique. Des intelligences s’y retrouvent à nouveau sur des projets qui finissent par aboutir, une nouvelle alchimie produit ici des créatures intéressantes. Ce qui n’exclue en rien le loisir, la musique de répertoire, tout ce qui est ancien et qu’il est inimaginable de cesser d’étudier et d’approfondir. En tant qu’Italien, j’ai une culture théâtrale (la musique d’opéra) et, par intérêt personnel et ma formation, une culture symphonique, chambriste et contemporaine : toutes ces choses peuvent parfaitement coexister, non ? Plutôt que de se nuire ou se court-circuiter, elles se nourrissent, s’enrichissent. L’Orchestre Philharmonique de Nice est l’institution musicale la plus importante de la région ; elle a une mission à accomplir. Pourquoi ne jouerait-elle pas la musique contemporaine ? C’est respecter le mélomane que de lui proposer des choses qui l’amèneront à penser différemment, voire à penser plus. Aujourd’hui, on s’étonne de ce qui devrait être normal, à savoir une pluralité éventuelle des intérêts et des goûts musicaux. Personne n’est scandalisé si vous lisez un grand roman du XIXe siècle et juste après le dernier Goncourt, n’est-ce pas ? Pourtant – et c’est spécifique à la musique –, il reste inconcevable que vous aimiez tout à la fois le jazz et l’oratorio baroque, par exemple.
En tant que chef, c’est à moi de décider si je ne veux diriger que la Troisième Symphonie de Brahms toute l’année. Mais des fenêtres sont à ouvrir ! Nous vivons une époque imbécile qui me fait vous dire des banalités, une époque où coexistent une vitesse technologie dans laquelle le concept de temps est révolu et les interrogations paradoxales des musiciens sur le cours de leur art et de sa création. Ne trouvez-vous pas cela étrange ? Je ne suis pas dupe, je sais très bien que la perspective d’écoute d’un public moyen demeure limitée, parce que liée à une offre de répertoire qui l’est elle-même. Les gens ne vont pas aller dans la rue manifester pour qu’on leur joue la musique qu’ils ne connaissent pas. Aussi, une certaine pédagogie est présente dans le simple fait de programmer la musique d’aujourd’hui dans la saison plutôt qu’exclusivement dans un cadre exceptionnel comme peut l’être le festival Manca. Il ne s’agit pas de se dire : bon, il y a Manca, faisons deux semaines de musique contemporaine et l’on retourne à Verdi, Beethoven, Donizetti, Mozart e tutti quanti ! Autant stupide que malhonnête… Dans un festival de musique contemporaine, vous ne rencontrez que les gens qui ont l’habitude d’écouter cette musique, de suivre les compositeurs, les courants, des gens qui gravitent autour d’un certain milieu. Il faut éclater cet aspect hermétique et protégé de la création en jouant pendant toute l’année cette musique qui, ne l’oublions pas, est celle de notre temps, du temps que nous vivons, une musique qui de ce fait nous concerne bien plus que l’ancienne que l’on croit comprendre et ressentir alors qu’elle nécessite un véritable effort pour être approchée correctement et en toute connaissance de cause. La modernité devrait être notre pain quotidien. On en est loin…».
BB