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Chroniques
Arabella
comédie lyrique de Richard Strauss
C’est dès le 23 novembre 1933 qu’à Munich fut donné Arabella de Strauss, quelques mois à peine après sa création mondiale à la Semperoper (Dresde), le 1er juillet. Traversée d’un même climat de désuétude charmante, de cynisme souriant et de rite conjugal, cette tentative de réitérer une vingtaine d’années plus tard le miracle du Chevalier à la rose (1911) est l’ultime fruit de l’heureuse collaboration avec Hugo von Hofmannsthal. Après avoir ouvert son Opernefestspiele par une nouvelle production de Pelléas et Mélisande [lire notre chronique du 4 juillet 2015], la Bayerische Staatsoper connaît aujourd’hui une autre première d’importance : celle d’une Arabella toute neuve, jalousement gardée secrète jusqu’au lever de rideau (pas une seule image disponible sur le site de l’institution avant le lendemain matin, par exemple). Aussi le Tout-Munich, mélomane plutôt qu’exclusivement mondain, est-il au rendez-vous, positivement excité de découvrir cette mouture inédite d’une œuvre très apprécié de son grand compositeur – auquel (faut-il le rappeler ?) la ville a dédié un bon carré d’Altbogenhausen, son quartier nord-est, avec les Salomeweg, Elektrastraße, Rosenkavalierplatz, Ariadneweg et Daphnestraße, au cœur de l’Arabellapark, précisément, que borde la Richard Strauss Straße. Vous l’aurez compris : cette soirée fait l’événement, tant pour ceux qui ont pris place sur les fauteuils du Nationaltheater que pour ceux qui écoutent la retransmission en direct sur les ondes du Bayerischer Rundfunk.
Comment réussir Arabella ? Vraisemblablement en convoquant un metteur en scène respectueux de sa musique plutôt qu’un artiste « à idées » (avant tout soucieux d’imprimer sa griffe par-delà l’œuvre elle-même), mais aussi en distribuant minutieusement chaque rôle et, si possible, en invitant quelques « pointures » du moment ; enfin en confiant la fosse à un chef passionné par Strauss et dont les moyens sont à la mesure de son engouement. Non seulement tous les ingrédients de cette recette sont réunis, mais encore prend-elle, et avec bonheur ! À commencer par l’interprétation de Philippe Jordan, ayant quitté l’Opéra national de Paris pour l’occasion. Dès l’abord il cisèle sa lecture dans un moelleux tour à tour véhément et chambriste, d’une exquise douceur d’inflexion, sans négliger d’accompagner de méandres plus nauséeux les pronostics des époux Waldner qu’on sait particulièrement tordus. Le soin du détail, l’inventivité de la dynamique et l’élan général de ce travail d’orfèvre au grand souffle profite avec avantage des forces vives d’un Bayerisches Staatsorchester formidablement enflammé. Tant précise qu’exaltée, cette version sert divinement l’ouvrage.
Le plateau vocal, disions-nous…
Lorsqu’aucune erreur ne se fait sentir, que chaque chanteur s’y trouve exactement à sa place et transcende aussi efficacement la représentation, le public laisse s’arrondir benoîtement ses arcades sourcilières, voire le maxillaire inférieur se détendre presque puérilement. Le jeune Niklas Mallmann, jadis garçon du prestigieux Tölzer Knabenchor, est un Majordome parfaitement honorable et Heike Grötzinger une Diseuse de bonne aventure remarquablement impactée – applaudie en Sœur Jeanne il y a quelques temps [lire notre chronique du 9 juillet 2010]. Les trois prétendants sont luxueusement mis en voix par la confortable basse wagnérienne Steven Humes en Lamoral rondement mené, [lire nos chroniques du 15 juillet 2013 et du 14 avril 2011], le brillant baryton Andrea Borghini en truculent Dominik et Dean Power, lumineux ténor irlandais plusieurs fois apprécié lors du festival [lire nos chroniques du 2 juillet 2015 et du 25 juillet 2011], en Elemer dont se distingue l’élégante ligne de chant. Bon pied bon œil, Kurt Rydl fait toujours effet en Waldner, s’appuyant désormais sur un vénérable métier. Le soprano colorature Eir Inderhaug livre une Fiakermilli à tomber à la renverse ! Outre une agilité vocale à toute épreuve, la Norvégienne offre une aisance scénique superlative. Plusieurs fois Adelaide, Doris Soffel ne déroge pas à la dimension que toujours elle sut donner au rôle ; sa comtesse puissamment projetée est bien chantante et irrésistiblement drôle.
Loin d’être en reste, le quatuor amoureux fait merveille.
On s’attache bien vite à la gracieuse Zdenka d’Hanna-Elisabeth Müller (qui abordait le personnage à Dresde l’automne dernier), plus lyrique qu’on s’y attendait au souvenir de sa Woglinde [lire notre chronique du 13 juillet 2013], fort habile vocalement. Plus probant qu’à Paris, Joseph Kaiser commence prudemment la partie de Matteo où il déploie bientôt des atouts convaincants, comme la richesse du timbre, la clarté de l’impact et le raffinement de l’expressivité – sans omettre un bel engagement dramatique ! On retrouve avec plaisir Thomas Johannes Mayer en Mandryka galamment cuivré qui manie avec la même facilité le charme, l’émotion digne (récit de la mort de sa première épouse), l’ardeur et la jalouse rage. Quelle autorité ! Présente cette saison à Munich dans Puccini (Tosca) et Verdi (Il trovatore, La forza del destino et Don Carlo dans le cadre de l’Opernfestspiele 2015), Anja Harteros incarne une Abarella d’abord un rien lointaine, infiniment nuancée et jamais mièvre, qui peu à peu prend franchement ses marques dans ce rôle écrasant, usant d’une tendresse indicible pour éconduire les comtes, d’un inépuisable phrasé pour élever en toute souplesse l’héroïne à des sommets expressifs, d’un legato somptueux qui à lui seul porte ce faux détachement profondément mélancolique de l’écriture musicale. Bravo !
Oubliés, les atermoiements de Christof Loy [lire notre chronique du 29 novembre 2014], la terne estompe de Marco Arturo Marelli [lire notre chronique du 14 juin 2012] et le fourmillement de Peter Mussbach [lire notre chronique du 31 mai 2005] : Andreas Dresen signe une Arabella théâtralement menée au cordeau, qui repose essentiellement sur le savoir-faire des chanteurs. Il leur fallait un écrin : avec la complicité de Mathias Fischer-Dieskau pour la scénographie et de l’adroit Michael Bauer pour les lumières, il les fait évoluer dans un entrelacs d’escaliers, perspective tortueuse qui reflète clairement la famille qui l’habite. Mobile, le dispositif dévoile progressivement plusieurs espaces, du seuil de l’intime au couloir strictement privé en passant par la fête de l’acte médian, noceurs en smoking arrogant et robe vermillonhabillés pas Sabine Greunig, où l’on aperçoit quelques officiers nazis tenant de l’attribut de bal masqué comme du rappel discret du contexte historique de l’opéra (Hitler est chancelier d’Allemagne depuis cinq mois). Après la guinche licencieuse dans l’aréopage d’une Fiakermilli en dominatrice SM, cravache et jarretelles, le décor se fait croix d’escaliers, Eisernes Kreuz qui libère ledit contexte en l’élargissant à une tradition militaire plus ancienne.
Toute l’équipe de production est acclamée à la suite du casting et du chef – grand succès, mérité !
BB