Chroniques

par gilles charlassier

Ariadne auf Naxos | Ariane à Naxos
opéra de Richard Strauss

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 21 mars 2019
Jérémie Rhorer joue Ariadne auf Naxos (1912), l'opéra de Richard Strauss
© vincent pontet

Troisième production d’Ariadne auf Naxos en terre francophone de ce mois, après Toulouse et Lausanne [lire nos chroniques des 1er et 17 mars 2019], celle présentée par le Théâtre des Champs-Élysées, portée sur les fonts baptismaux au Festival d’Aix-en-Provence l’été dernier, est réglée par Katie Mitchell. Elle privilégie la linéarité de la comédie sociale. Reprise à Paris par Heather Fairbairn, cette lecture s’inscrit dans un décor unique et commun aux deux parties de l’ouvrage, pour répondre à un besoin de continuité dramaturgique affirmé comme l’un des enjeux essentiels de la pièce dans l’interview reproduit dans la brochure de salle.

Pendant le Prologue, l’intérieur dessiné par Chloe Lamford – au diapason des alcôves domestiques qui semblent l’un des tropismes de la metteure en scène britannique [lire nos chroniques de Lesson in love and violence, Pelléas et Mélisande, Lucia di Lammermoor, Le vin herbé, Written on skin, The turn of the screw et Káťa Kabanová] – se prépare à un aménagement pour la représentation de la commande de l’homme le plus riche de Vienne. Délimité par des ampoules dont les lumières de James Farncombe [lire notre chronique du 10 décembre 2017] moduleront les couleurs au gré des situations, l’espace scénique où la troupe italienne s’échauffe de manière gymnastique en première partie, fait face côté cour à l’assistance restreinte, côté jardin, où l’on compte le mécène lui-même, personnage que la version de 1916 a réduit à la voix de son Majordome. Avec l’aide de son complice habituel, Martin Crimp, qui a incrusté l’Acte de quelques interventions du sénéchal, supprimées dans l’ultime mouture désormais au répertoire, Katie Mitchell a choisi de revenir à l’esprit initial de l’hommage à Max Reinhardt où Monsieur Jourdain assiste (et commente) le spectacle. Ainsi voit-on le Compositeur diriger depuis son pupitre, les agitations du Maître de ballet ou encore les réactions de l’assistance avec laquelle interagit les personnages de l’intermède comique. Plutôt que l’articulation dialectique entre le sublime et le trivial, qui témoigne de l’empreinte de la métaphysique germanique dans l’esthétique d’Hofmannsthal, les deux pôles sont juxtaposés dans un réalisme comique et ironique, sinon satirique. La scansion hermétique entre les deux parties de l’ouvrage, par lequel en réalité celles-ci sont mises en rapport, comme deux strates herméneutiques du problème ontologique posé, devient alors une rupture à combler.

Nonobstant les menus addenda, la littéralité du texte n’est guère altérée. L’île déserte peut bien être reconfigurée en table de séjour où Ariane boude les distractions de Zerbinetta et ses acolytes, coiffés d’accessoires festifs et de cotillons. L’arrivée de Bacchus deviendra une maïeutique, au sens propre, où l’amante délaissée accouchera d’un petit dieu, élucidant la proéminence abdominale qu’elle affichait, fruits des amours révolues. Les costumes imaginés par Sarah Blenkinsop s’inscrivent dans un sens anglo-saxon de l’Histoire où le Maître de musique porte talons aiguilles, tandis que le flirt du Majordome, maquillé en robe longue, avec une dame – l’épouse du propriétaire des lieux ?... –, inverse les genres vestimentaires consacrés. Le terne bleu de la tunique d’Ariane est enfilé tour à tour par Naïade et Dryade, avatars mimétiques de l’héroïne sous la garde du Perruquier et de ses postiches. L’Acte se termine sur une claque qui prévient tout kitsch en rappelant la nature purement théâtrale de la transformation finale.

La distribution se révèle quelque peu inégale. En Ariane, Camilla Nylund affirme une authentique sensibilité, conjuguant projection et souplesse de la ligne [lire nos chroniques de Tannhäuser, Salome, Rienzi, Rusalka, Die tote Stadt et Capriccio], avec une santé qui ne semble plus qu’un souvenir pour le Bacchus de Roberto Saccà dont le timbre accuse les ans, mais n’empêche cependant pas l’intégrité des notes [lire nos chroniques de Daphne, Пасажирка et Otello]. Olga Pudova livre une Zerbinetta frémissante, aux aigus alertes et à la mutinerie normalisée [lire notre chronique du 11 juillet 2014]. Kate Lindsey campe un Compositeur délicat, riche de nuances, plus que d’une vaillance où les mezzo forte se mettent en équivalence despiani [lire notre chronique du 2 juillet 2016].

Du quatuor masculin de la commedia dell’arte se détache le solide Arlequin d’Huw Montague Rendall, tandis que le trio en tenue de maître d’hôtel se différencie d’abord par les tessitures : les deux ténors Emilio Pons (Scaramouche) et Jonathan Abernethy (Brighella) [lire notre chronique d’Erismena] face à la basse David Shipley (Truffaldino) [lire notre chronique du Duc d’Albe]. Les créatures s’avèrent plus individualisées, entre la Naïade lyrique de Beate Mordal, le mezzo mat et dessiné de Lucie Roche en Dryade et l’Écho aérien et délié d’Elena Galitskaïa. Jean-Sébastien Bou fait résonner les inquiétudes calleuses du Maître de musique. Marcel Beekman confère au Maître de ballet une exubérance portée par une voix claire. Mentionnons encore les apparitions de Petter Moen (Officier), Jean-Christophe Lanièce (Perruquier) et Guilhem Worms (Laquais). Quant au Majordome de Maik Solbach, le débit de sa diction virtuose arase sans doute un peu l’artificieuse saveur de la satire.

Dans la fosse, Jérémie Rhorer sollicite les pupitres de l’Orchestre de chambre de Paris pour faire vivre les couleurs de la partition. Si la balance de l’harmonie fonctionne çà et là comme un zoom que l’on aurait tort de ne pas goûter, les tutti forte trahissent une certaine raideur où l’éclat symphonique se cuivre de manière un peu frustre. Plus que dans le Prologue, où la mise en place du discours se révèle parfois inconfortable, c’est dans l’Opéra que s’épanouit l’intelligence chambriste des alliages et la fluidité de la direction, quitte à se laisser aller à une théâtralité flottante – c’est aussi l’une des facettes du fascinant charme d’Ariadne auf Naxos. Trois productions, trois manières différentes d’aborder le chef-d’œuvre prototype de Richard Strauss.

GC