Chroniques

par bertrand bolognesi

Ariane et Barbe-Bleue
opéra de Paul Dukas

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 30 avril 2015
À l'Opéra du Rhin, Olivier Py signe Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas (2015)
© alain kaiser

À en observer la récente programmation, il semble tenir à cœur à l’institution alsacienne de présenter chaque saison un ouvrage relativement rare du répertoire français : Les pêcheurs de perles (Bizet) il y a deux ans, Le roi Arthus (Chausson) l’an passé, enfin Pénélope de Fauré à l’automne prochain. Pour l’heure, aux bons soins d’Olivier Py elle a confié la nouvelle production d’Ariane et Barbe-Bleue, l’unique opéra de Paul Dukas, conçu à partir d’un texte de Maurice Maeterlinck – ce soir, il n’attire guère les foules (veille du pont de 1er mai ?...). On sait que Debussy avait élu le dramaturge belge pour ce que ses pièces préservaient de non-dits, le compositeur pouvant alors tisser à Pelléas et Mélisande un univers sonore aux multiples facettes, jamais limité par les mots. De fait, à relire cette Ariane, la sûreté troublante des flous pourrait bien rappeler les pains rassis de sang caillé des scènes d’intérieur peintes par Bonnard, bois de bouleaux des rideaux du bain, regard halluciné de chats curieux au pelage d’abyssales opalescences, sabots de baignoire oxydant des crimes tus – rien d’anodin dans ces faux bonheurs domestiques : la lumière est inquiète, toujours le danger sourd.

Sans s’attacher au temps du poète, Olivier Py s’empare du drame plutôt qu’il l’investit, interrogeant le conte à sa manière par le biais d’une pantomime qui, sur le théâtre de Barbe-Bleue, par-dessus les souterrains où chantent les femmes, parle en images les mots du livret. Nue et instrumentalisée comme ces corps errant d’une fatigue irrésistible dans des rites obligés, la puissante forêt avance, recule, boit les lumières et fait peur, bien plus que les cages à sévices : Pierre-André Weitz signe un décor ingénieusement figé dans le symbole, loin de toute représentation, en parfaite symbiose avec le déplacement des diaphanéités de Maeterlinck dans la fantasmagorie intérieure de Py. S’exaspérera-t-on de retrouver là les contraintes consenties et autres jeux érotiques qu’on vit à nombre de ses mises en scène ? Par-delà un dispositif assez encombrant qui rapetisse considérablement les proportions restreintes du plateau strasbourgeois, désagrément somme toute oubliable, la proposition, sans éviter ce petit rien de kitsch qu’on connaît à l’artiste, n’impose pas de lecture exclusive : ainsi les masques de chien et autres accessoires ne renvoient-ils qu’en partie à une érotisation évidente, transposant les nudités vers un anthropomorphisme transcendé qui tient du rite, non résumable à la seule joute sexuelle. Py ouvre des images gigognes qui se laissent investiguer à l’infini. La chorégraphie n’est pas illustrative : il s’agit d’un simulacre questionneur autant que le texte originel était insaisissable. Barbe-Bleue est un être différent de tous, assurément, ce décalage lui-même creuse son labyrinthe au fil d’images scéniques raffinées. Ici, la jacquerie paraît plus violente que le sadomasochisme dont les termes s’inversent aisément – dans une telle relation, les liens entre dominant et dominé demeurent indéfectibles, l’un dépend de l’autre à même puissance. Les inutiles ailes noires d’un danseur entravé dans la contorsion fossilisent en un instant la chute du maître à la définition commune : lorsque l’ultime épouse soigne Barbe-Bleue meurtri par les paysans, elle dépose ses attributs de Minotaure, révélant qu’après cette lutte également lisible politiquement, il est un autre homme, et que peut-être c’est de cet homme nouveau que s’éprendront ses consœurs. À la fugacité des signifiants – les deux chiens blancs comme neige qui traversent la scène pendant la chasse à l’homme, par exemple, ou l’aveuglement qui assimile chaque spectateur à un captif du héros négatif – répondra, pour finir, le poids de la dernière scène : Ariane déçue, Ariane partie, les cinq femmes s’agenouillent autour d’une relique, chef taurin désincarné, qu’elles sacrent comme une nostalgie.

Six voix de l’Opéra-Studio de l’OnR se chargent des rôles dits secondaires, parmi lesquelles on applaudit l’Ygraine de Rocío Pérez, la Bellangère gracile de Lamia Beuque et l’attachant Mélisande de Gaëlle Alix. À leurs côté, la comédienne Delia Sepulcre Nativi insuffle ce qu’il faut de peur fruste à la sauvageonne Alladine. Côté messieurs, le timbre bien accroché de Peter Kirk (Deuxième paysan) convainc, la fermeté d’émission de David Oller (Troisième paysan) séduit tandis qu’émeut la délicate autorité vocale de Jarosław Kitala – « vrai, vous étiez trop belle… ». Marc Barrard donne loyalement les quelques notes de Barbe-Bleue. Annoncée souffrante, l’Ariane de Jeanne-Michèle Charbonnet invite la plume au silence, comme il convient, quand la Nourrice, non prétendue en méforme, ne satisfait pas. Le mezzo-soprano riche d’Aline Martin sert luxueusement le rôle de Sélysette.

Passé les désagréables surprises d’un bruitage en haut-parleurs, quand il paraît plus judicieux de faire confiance à l’écriture orchestrale de Dukas pour planter le décor du conte, et d’un Chœur « maison » à la diction improbable, on goûte le travail nuancé de la fosse, Daniele Callegari ciselant dans une expressivité minutieuse les forces en progrès, quoiqu’encore perfectibles, de l’Orchestre symphonique de Mulhouse.

BB