Chroniques

par irma foletti

Ariane et Barbe-Bleue
opéra de Paul Dukas

Opéra national de Lyon
- 24 mars 2021
Àlex Ollé met en scène "Ariane et Barbe-Bleue" (Paul Dukas) à l'Opéra de Lyon
© mar flores flo

L’unique opéra de Paul Dukas connaît un heureux regain d’intérêt ces dernières années. Après, entre autres, Nice (2006), Paris, Strasbourg et Toulouse [lire nos chroniques du 24 septembre 2007, du 30 avril 2015 et du 4 avril 2019], l’Opéra national de Lyon reprend le titre qu’il avait déjà monté en 1998 (direction musicale de Louis Langrée, mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser). Ouverte à quelques rares et chanceux journalistes, la représentation est donnée sans public mais retransmise en direct sur le site de la maison, le film étant ensuite accessible aux abonnés de medici.tv, puis disponible gratuitement à partir du mois d’avril sur le site Arte Concert.

Àlex Ollé (de La Fura dels Baus) a conçu une nouvelle production qu’on peut qualifier d’assez classique, dans la lignée d’un Regietheater raisonnable. En tout cas, elle s’éloigne très nettement, comme c’est le cas depuis plusieurs années, des performances acrobatiques et spectaculaires des premiers temps du collectif catalan. Un film projeté pendant l’Ouverture, nous montre Ariane et Barbe-Bleue en jeunes mariés assis sur la banquette arrière d’une voiture qui roule sur une route de campagne verdoyante. Après le lever du rideau, les choristes apparaissent un masque blanc sur le visage, tandis qu’une femme de ménage nettoie une salle de bain en avant-scène : deux vasques et un grand cadre horizontal découpé dans le tulle qui figure le miroir dans lequel se regardent les protagonistes, et permet aussi une meilleure proximité visuelle et acoustique au spectateur. Pendant les ouvertures des portes par la Nourrice, tandis que Barbe-Bleue en fond de plateau pare de bijoux ses femmes successives, comme en flash-back, un labyrinthe de hautes parois en tissu transparent, imaginé par le scénographe Alfons Flores, change de topographie, de perspective et de couleur selon les splendides lumières d’Urs Schönebaum. La scène finale du premier acte prend place au repas de noce, la structure labyrinthique étant relevée dans les cintres.

Dans les souterrains de l’Acte II, quelques femmes se tordent de douleur debout sur les tables, dans une ambiance bleutée du maître des lieux. Une fumée est projetée à l’arrière de la scène et forme un joli nuage pendant à peu près toute la durée de l’acte qui se conclut par un empilement de tables, chaises et lampadaires. Ariane grimpe au sommet pour y chercher la lumière, puis s’assied sur une chaise perchée sur trois niveaux de tables. Le dernier chapitre donne la possibilité aux femmes de chanter devant le vrai-faux miroir, avant que les paysans ne ligotent Barbe-Bleue et le traînent sur une chaise. D’abord assis dos au public, Barbe-Bleue est retourné à cent quatre-vingts degrés par ses cinq premières épouses après le départ d’Ariane et de la Nourrice, pour une sorte de photo de famille finale aux visages tristes.

Du point de vue vocal, l’œuvre tendrait presque vers un monologue pour Ariane, tant le rôle est développé en comparaison des interventions bien moins fréquentes des autres personnages. Nous nous souvenions du mezzo-soprano suédois Katarina Karnéus lors de quelques apparitions parisiennes au cours des années quatre-vingt-dix, par exemple à la Salle Favart en 1996 dans Il Barbiere di Siviglia et Carmen. Son répertoire a visiblement bien évolué depuis [lire nos chroniques de Tristan und Isolde, Alceste et Der Besuch der alten Dame]. Il faut reconnaître que la chanteuse compose une Ariane crédible [lire notre chronique de la version de concert de l’ouvrage, le 15 avril 2011] : projection vocale ferme, sans doute plus puissante dans la partie aigüe, qualité correcte du texte et engagement scénique sans faiblesse.

Autres mezzos, la Nourrice d’Anaïk Morel développe un grave un peu plus profond, à la diction claire [lire nos chroniques de Dialogues des carmélites, Die schweigsame Frau, Die Walküre et Carmen], tout comme Adèle Charvet en Sélysette, dotée d’un instrument riche et d’une immédiate séduction [lire notre chronique de Parsifal]. Hélène Carpentier dégage davantage de puissance en Mélisande, aux côtés des deux autres sopranos, Margot Genet (Ygraine) et Amandine Ammirati (Bellangère). À la comédienne Caroline Michel est confié le rôle muet d’Alladine, la cinquième épouse. Bien qu’il partage le titre, Barbe-Bleue est un rôle vocal extrêmement mince, tenu ce soir sans problème par Tomislav Lavoie (lire nos chroniques de La reine de Chypre et des Huguenots].

Une nouvelle fois le Chœur lyonnais fait preuve de son excellence, aussi bien pour la clarté de la diction que pour l’unité de l’ensemble et la variation des nuances… du grand art, même masqué ! Les quelques phrases données aux trois paysans sont également impeccables. Le chef Lothar Koenigs donne beaucoup de souffle à cette merveilleuse musique (lire nos chroniques de Jenůfa, Káťa Kabanová, Věc Makropulos, Elektra, Lulu et Der Kreidekreis]. Les cuivres sont étincelants, les bois ruissellent richement, les tutti sont produits en majesté, comme à l’ouverture de la cinquième porte. Dans la salle, l’épaisseur du tissu instrumental a tout de même tendance à couvrir les solistes sur le plateau, mais on imagine que le bon équilibre est rétabli pour la diffusion sur internet, objet de la représentation unique de ce soir.

IF