Chroniques

par bertrand bolognesi

Ariane et Barbe-Bleue
opéra de Paul Dukas

Opéra national de Lorraine, Nancy
- 28 janvier 2022
Mikaël Serre met en scène ARIANE ET BARBE-BLEUE de Dukas à Nancy
© jean-louis fernandez

Soir de première Place Stanislas, avec cette nouvelle production de l’unique opéra de Paul Dukas, Ariane et Barbe-Bleue, confiée aux bons soins de Mikaël Serre, artiste franco-allemand formé aux Beaux-arts de Saint-Étienne. La révolution ne se fait pas en un jour, est-il rappelé sur le fronton de la maison biscornue où le fameux collectionneur tient recluse ses épouses, dans les bois. Construit sur une tournette, l’architecture de béton qui tient lieu de dispositif scénique, réalisée par Nina Wetzel, se laisse d’abord à peine deviner sous les images de pluie, de phares de voiture dans la nuit sylvestre, des feux des paysans rebelles, etc. Grâce à la proposition vidéo de Sébastien Dupouey ainsi qu’aux lumières conçues par Franck Evin, l’austère repère de Barbe-Bleue gagne un relief et une profondeur indéniables qui l’inscrivent d’emblée dans une dimension plus vaste que le rapport frontal traditionnel du théâtre. De fait, les balcons sont investis par les paysans, ceux qui bientôt apporteront leur soutien armé au soulèvement des femmes, sous l’impulsion de l’héroïne, catalyseur d’une tendance qui ne demandait qu’à s’avérer.

Entre occupation des ronds-points, incursion de Jake Angeli, cornu, au Capitole (USA), voitures incendiées et inquiétant carnaval, Mikaël Serre surligne avec une véhémence assumée la révolte des humbles, quitte à parfois amalgamer les actes par lesquels elle s’exprime à des manifestations extrémistes. L’isolation de la maison jouera finalement contre le seigneur qui ne parvient pas à s’échapper de la forêt. Après avoir joué, non sans un certain sadisme, avec ses blessures et l’humiliation de tenir le dominateur sous sa domination, Ariane vogue vers d’autres aventures, laissant à ses sœurs sa rééducation politique, à renfort de bonnes lectures, dira-t-on. Ce faisant, les cinq belles ne demeurent-elles pas sous l’emprise de leur oppresseur ?

Au pupitre de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, Jean-Marie Zeitouni profite en gourmand des délices d’une partition généreuse et sensible qui, dans les couleurs debussystes peintes sur l’élan wagnérien, magnifie la pièce originale de Maurice Maeterlinck. En parfaite adéquation avec l’imagerie du spectacle, son interprétation révèle la violence de l’œuvre que développe un flux robuste, éclairé de saisissants contrastes. Le souci de l’équilibre est parfois rendu difficile par un effectif qu’il a fallu répartir dans les baignoires, mais le résultat satisfait pleinement. Ainsi peut-on apprécier chaque voix à sa mesure.

La distribution a été choisie avec grand discernement, tant en ce qui concerne l’association des formats vocaux que l’unité esthétique. La comédienne Nine d’Urso incarne une Alladine aussi cassante qu’elle est muette. Tamara Bounazou campe une Bellangère délicate [lire notre chronique de Médée], quand Clara Guillon cisèle subtilement les phrases d’Ygraine. À Samantha Louis-Jean revient la partie de Mélisande qu’elle rend attachante. À la fraicheur particulière de ces trois soprani réponds l’autorité plus sauvage du mezzo richement coloré d’Héloïse Mas, Sélysette de belle tenue [lire nos chroniques de Don César de Bazan, Carmen et Les Troyens à Carthage]. On retrouve avec plaisir Anaïk Morel dans le rôle de la Nourrice qu’elle chantait récemment à Lyon [lire notre chronique du 24 mars 2021] ; par une émission qui semble aller de soi, un art certain de la nuance et une présence toujours fort investie, elle tient l’auditeur en haleine. Les quelques notes accordées par Dukas au vaincu reviennent à Vincent Le Texier qui s’en charge honorablement, mieux encore qu’il le fit à Toulouse [lire notre chronique du 4 avril 2019].

Outre les interventions parfaitement réglées du Chœur maison que dirige Guillaume Fauchère, saluons les voix de Benjamin Colin, Christophe Sagnier, Ill Ju Lee et Ju In Yoon ; secondés par une petite dizaine de figurants à paraître dans les séquences filmées, ils animent avec avantage la jacquerie. Enfin, le prise de rôle de Catherine Hunold est assurément le grand bonheur de la soirée : avec cette onctuosité bien à elle, un génie de la prosodie que nourri un phrasé vaste et idéalement contrôlé, le soprano dramatique signe une Ariane de référence.

BB