Chroniques

par jacques duffourg

arie, sinfonia et concerti de Vivaldi
Orfeo 55, Nathalie Stutzmann

Salle Gaveau, Paris
- 5 mai 2011
le contralto Nathalie Stutzmann photographié par Simon Fowler
© simon fowler

C'était il y a vingt ans déjà : un jeune contralto du nom de Nathalie Stutzmann inaugurait sa collaboration avec RCA par un album dédié à… Vivaldi. Si la pâte guère philologique de Spivakov peut aujourd'hui y prêter à sourire, le choix du Stabat Mater par l'artiste trahissait une disposition baroque qui n'allait jamais se démentir. Au long d'une carrière éclectique et foisonnante (qui la mène jusqu'à cet Elephant Man composé pour elle par Laurent Petitgirard), nous retrouvons en effet régulièrement les noms de Bach, Händel, Pergolesi, Hasse... et du Prêtre roux. Nulle discontinuité, par conséquent, si ce dernier porte aujourd'hui sur les fonts baptismaux le premier disque – estampillé « étiquette jaune » – de l'ensemble Orfeo 55, fondé en 2009 par la cantatrice, disque dont le présent récital parisien se veut bien sûr la vitrine promotionnelle.

Six airs, parmi les quinze figurant dans le recueil, cela peut sembler modeste. Toutefois, Stutzmann débutant aussi avec cette phalange une carrière de chef d'orchestre, il est judicieux de mettre les instrumentistes en valeur avec rien moins que deux concerti, à quoi s'ajoute une sinfonia (l'Olimpiade, de son côté enregistrée). Au RV578 pour deux violons et violoncelle, tiré de l'Estro armonico, d'ouvrir le bal. À froid, très carré, n'offrant qu'une frange du mystère que le sol mineur appelle, l'Adagio e spiccato déçoit légèrement. En revanche – malgré une vigueur plutôt totalitaire du premier violon de Thibault Noally – le cours de l'œuvre séduit autant par la netteté d'articulation que par la mise en valeur de lignes mélodiques claires et bien détachées, quoique homogènes. N'y paraît pas étrangère la gestique, aussi élégante que précise, de la cheffe, attentive en outre à ce que vélocité ne soit pas confondue (comme parfois en tel répertoire) avec hystérie.

Ce travail à la pointe sèche fait encore merveille dans le RV493 pour basson, au début de la seconde partie : d'une exquise poésie (quel Largo), il offre des sonorités raffinées et étales, comme pesées au trébuchet. Un peu trop, sans doute, de la part du bassoniste Alexandre Salles dont le trac tangible parut la cause d'une émission plutôt molle et timorée. Point de retenue, à l'inverse, dans le court triptyque liminaire de l'Olimpiade, joliment contrasté, et surtout nanti de touches fruitées dans sa pulsation bondissante, dépourvues de toute astringence. Pour un groupe aussi juvénile (qui signa ici même voilà quinze mois sa première prestation parisienne, Vivaldi déjà), cela vaut certes mieux qu'un accessit. Quid, cependant, de l'opéra, puisque sa tutrice se fait désormais apprécier en dirigeant son propre chant ?

Loin du glamour tape-à-l'œil que risque une certaine surenchère vers des aigus vendeurs – et forte d'un organe charnel, rond et sonore qui a fait son renom, la musicienne a laissé Frédéric Delaméa placer son offrande sous le label astucieux de Rivales des castrats. Autant une démarcation bien comprise qu'une intelligence fine du positionnement du Prete rosso quant à la furia napolitaine, ses outrances et ses coûts. Et plus organiquement, une osmose : tant la dilectionattestée du Vénitien, pour la voix d'alto féminin, a pu se traduire dans des pièces d'orfèvrerie nombreuses. Par exemple, l'étonnant Sovvente il sole (Andromeda liberata) avec violon obligé, habilement disposé en fin de programme. Hymne ? Complainte ? Duo d'amour pour contralto et archet ? Cette pièce, remise à l'honneur voici une petite décennie par Andrea Marcon, ne nous a jamais paru sonner avec tant d'ambiguïté et d'intensité, les mélismes ici sobres de Noally faisant écho à la mélancolie exhalée par Stutzmann. Quel grave tellurique, jailli d'une sorte d'Erda baroque, juste avant le da capo !

Il est à noter qu'un seul air véhément est proposé (efficace mais canalisé Gemo in un punto, de l'Olimpiade), ce qui est d'une grande éloquence quant au refus affiché d'effet. Pudeur, même : à rebours d'une imagerie assez emphatique collée aux basques de Vivaldi, la cantatrice fait assaut de tact. Imposant l'expressivité la plus nue (Sento in seno, Giustino), la mâtinant de tendresse et d'humour (Lascia almen, un air tout juste retrouvé de La Costanza trionfante), elle dose dans Io sento in questo seno (Arsilda regina di Ponto, autre sommet) des décolorations lancinantes qui disent au passage le métier de la diseuse, de la Liedersängerin. Nous ne lui tiendrons donc pas rigueur d'un premier bis mitigé, redoutable Face di Megera (Semiramide) pris bien bas, très vite et caricaturale ; tant l'Atenaide qui suit (Cor mio, che prigion sei, chastement ourlé de pizzicati) renvoie sans contredit aux cimes un instant délaissées.

Sans doute la démonstration aurait-elle encore gagné en impact avec l'Ho nel petto de Giustino, à l'enivrant lacis de psaltérion, et dont l'absence ici paraît franchement inexplicable. D'autant plus que ce joyau figure au menu du disque (en tout point exceptionnel) cité plus haut. Il faudra malgré tout s'en dispenser. Qu'importe, en dépit de réserves très minimes, l'essentiel nous a été conté. En sus de la fuligineuse beauté de son chant, Nathalie Stutzmann dispose d'une si manifeste autorité, que nous n'avons pas imaginé une seule seconde cet empire cesser lorsque, tournant le dos à sa troupe, elle offrirait sa mélopée à l'auditoire. Fascinante alchimie : Orfeo 55 n'a pas deux ans et déjà si riches de postérité sont les linéaments d'un tel magistère !

JD