Chroniques

par bertrand bolognesi

Ariodante
dramma per musica de Georg Friedrich Händel

Grand Théâtre, Genève
- 11 novembre 2007
Pierre Antoine Grisoni photographie Ariodante de Händel à Genève
© gtg | pierre antoine grisoni

Donné pour la première fois à Genève en 1986, Ariodante retrouve la scène du Grand Théâtre dans une nouvelle production signée Pierre Strosser. Les épineuses questions d’honneur et de pureté que soulève une intrigue inspirée d’Orlando furioso de l’Arioste sont ici défendues par un plateau vocal dont on gardera, dans l’ensemble, un bon souvenir, bien qu’accusant quelques déséquilibres.

Antonio Abete y campe un Roi d’Ecosse d’une cordiale crédibilité, usant d’un vibrato qui pourra parfois sembler vertigineux mais dont les proportions ne sortent finalement pas du domaine du raisonnable. Le personnage bénéficie d’une humanité évidente qui concentre à elle seule une démarche musicale prenant des pincettes avec le drame – de même que le fait la mise en scène, nous y reviendrons. À l’évidence, le rôle de Lurcanio ne convient pas à Charles Workman. Il paraît ici peu convaincant, voire terne, livrant des attaques aiguës assez fragiles, un haut-médium parfois forcé et un grave souvent engorgé. L’attachante Dalinda d’Amanda Forsythe prend vite de l’assurance, donnant un Il primo ardor (premier acte) sensible et surtout un Neghittosi, or voi che fate d’une agilité confondante. Remarquablement placée, la voix de la jeune Varduhi Abrahamyan demeure encore timorée par une projection confinée, une saine légèreté somme toute préférable aux écrasements dont sont souvent sujets les mezzo-soprani. Avec trois fois rien de jeu, mais toujours parfaitement choisi, elle incarne un Polinesso présent et efficace. La tant convoitée Ginevra trouve en Patricia Petibon un timbre plus chaleureusement coloré que celui qu’on lui connut à ses débuts ; on regrettera cependant les nombreux soucis d’intonation rencontrés par la chanteuse dès qu’elle tente de nuancer, accusant le peu d’assise technique de son chant. Enfin, par un charisme indiscutable, un art indicible de la vocalise, une ornementation toujours solide, riche et sensible, Joyce DiDonato impose dans le rôle-titre une réalisation particulièrement inventive – citons l’extrême contraste de Tu, preparati a morire (Acte II), par exemple – et discrètement émouvante.

En fosse, Kenneth Montgomery dessine un Händel plus probant que lors de son expérience nancéienne [lire notre chronique du 6 mars 2007], un Händel qu’il tire avantageusement vers le classicisme, profitant de la calme distance de la partition vis-à-vis de l’argument. Les musiciens de l’Orchestre de Chambre de Genève affichent une maîtrise sereine où l’on notera le beau travail des cors (Jean-Charles Masurier et Emmanuel Bénèche).

La surprise de cette première est la mise en scène de Pierre Strosser.
Il y a quelques mois, dans The Organ, nous nous interrogions sur la possibilité ou non de monter les opéras de Händel aujourd’hui, passant en revue les travers constatés dans plusieurs essais récents. Il semble bien que Strosser apporte une solution plus personnelle à ces questions, une réponse qui se garde à la fois d’un esthétisme à tout crin, de l’excès trash et du délire d’authenticité restauratrice. Son espace réserve une seconde scène de petites proportions sur laquelle Polinesso installera bientôt un jeu d’échec et qui ne sera jouée précisément qu’à deux reprises : lorsque le Roi désigne Ariodante comme héritier du trône (et gendre) et quand les rivaux se font duel, rendant justement effective la partie d’échecs pressentie. Le nœud du drame devient alors le pouvoir, lié comme toujours à l’amour, laissant autour de lui un vaste déambulatoire où les chanteurs n’investissent que très lentement leur personnage, en observant une distance qui, pour avoir pu troubler une partie du public, est bien celle avec laquelle Händel lui-même traita son sujet. En ménageant aux acteurs comme aux instrumentistes une entrée non théâtralisée qui traverse la scène, Pierre Strosser installe la représentation dans sa périphérie non dite, différant ingénieusement son effectivité. En s’abandonnant, les conventions font place à une invention subtile, mise en regard par la présence d’un peintre – dont l’œil témoigne du drame par là même rendu absent – et des continuistes sur le plateau – dont le soutien musical brise jusqu’à l’artifice de ce drame. L’on assiste alors aux jeux troubles d’une avant-scène adolescente et adorable qui, du coup, ne sachant grandir en théâtre, fait entrer dans cet affect précieux où se rencontrent des sentiments premiers, dans toute leur complexe simplicité. Tout peut dès lors reposer sur l’intensité des présences, sans autre machine scénographique, dans un univers d’objets et de meubles en bois, à l’intimité un rien domestique d’une fort belle humilité. Le résultat, tout en faisant toucher la choséité d’une équipe qui entreprend de monter cet ouvrage, parvient à faire vivre son sujet dans sa diaphanéité même.

BB