Chroniques

par bertrand bolognesi

Ariodante
opéra de Georg Friedrich Händel

Salzburger Festspiele / Haus für Mozart
- 22 août 2017
Ariodante (Händel) mis en scène par Christof Loy au Salzburger Festspiele 2017
© monika rittershaus | salzburger festspiele

Présentée au printemps, la nouvelle production händélienne du Salzburger Festspiele, naturellement dédiée au mezzo-soprano italien Cecilia Bartoli, directeure artistique du festival de Pentecôte, est reprise pour quelques soirs d’août. Contrairement à Giulio Cesare in Egitto, il y a quelques années, elle ne fut pas confiée au tandem Patrice Caurier et Moshe Leiser [lire notre chronique du 23 août 2012], mais à l’Allemand Christof Loy dont on put diversement apprécier le travail, ces derniers temps [lire nos chroniques de ses Arabella, La fanciulla del West, Die Frau ohne Schatten, Hamlet, Lucrezia Borgia, Lulu et Les vêpres siciliennes].

Secondé par Ursula Renzenbrink aux costumes, Andreas Heise pour la chorégraphie et Roland Edrich à la lumière, Loy mêle les époques dans le décor fort esthétique de Johannes Leiacker qui assume sans ambages la convention du quatrième mur au travers duquel s’exerce le voyeurisme du public. Face à nous, un salon de palais classique, murs blanc à moulure sur parquet strict, comme l’on en foule dans les châteaux suédois. Un fauteuil en cour et une banquette en jardin dessinent la proportion du dispositif, avant même l’apparition d’un premier personnage. Une scène de représentation officielle, donc mondaine, confronte un aréopage aristocratique années soixante à cet intérieur Grand Siècle, après laquelle Ginevra balance allègrement ses souliers dès finie la gavotte obligée. L’apparition du chevalier Ariodante est archétypique : Cecilia Bartoli surgit en armure, arborant jeune barbe qui, sous la chevelure lâche, confère christique figure au rôle-titre. Fidèle à lui-même, le metteur en scène construit les caractères et mène les situations dramatiques. Ainsi les êtres de papier prennent-ils corps, la confrontation de la belle, vivement combattive, à l’infernal duc d’Albany succédant à un inoffensif essayage de parures. Et lorsque Polinesso fomente sa traitrise, encore ouvre-t-il brutalement une porte de côté, tous les courtisans qui y avaient collé leur oreille s’effondrant dans leur indiscrétion – on le voit, la mise en scène ne manque pas d’humour.

Quand Ariodante intervient, ce qui précise l’argument, un fond sylvestre doté d’un temple classique se révèle, toile reproduisant Paysage avec Jacques, Rachel et Lea du Lorrain (vers 1666), devant lequel l’acte se poursuit. Le suivant le fait évoluer dans le respect de la didascalie originelle (« notte con lume di luna. Luogo di antiche rovine, con la verduta in mezzo della porta segreta… »1), puis l’abandonne à la nouvelle du suicide du héros, pour n’y revenir qu’au final, une fois les épreuves vaincues. La cohérence de la proposition n’est pas en doute, mais certaines trouvailles s’avèrent plus ou moins heureuses.

Au rang des réussites, une dégustation œnophile qui tourne le nectar en son calice durant une vocalise très ornée, conclue dans l’ivresse du promis, rendu tant bancal que fanfaron par l’alcool ; la mise en abîme de la cour qui se contemple elle-même dans ses témoins patrimoniaux ; la perspective en couloir presque infini, sans horizon, à l’annonce du décès. L’idée la plus intéressante est celle qui consiste à s’emparer de la robe usitée pour le simulacre de trahison amoureuse et de la revêtir comme enveloppe sacrificielle, imposant la cause du désarroi au corps de l’humilié qui entend y puiser force vengeresse. De fait, Ariodante revient en robe et sans barbe, sorte d’allégorie asexuée de la justice (« ne audiat Νέμεσις… »2) à laquelle succombera le cynique dont le spectre, durant le ballet conclusif, fait tomber, comme autant de courtisans investis par les ombres funestes, chaque danseur en l’hypergée scénique.

Au moins glorieux chapitre, un goût peu modéré pour le gag apporte confusion, déconcentration et hors propos à l’édifice qui, du coup, ne tient pas sur la durée – vulgarité de la caresse priapique de Dalinda sur un aigu débraillé, exaspération du Roi qui jamais ne parvient à fixer la jambière de l’armure ducale, enfin grossier cabotinage de l’air Dopo notte dont le seul but est que Bartoli fasse rire en fumant le cigare. Un texte prononcé après l’Ouverture diffère la plongée dans l’action, puis, en début d’Acte III, entrave l’impact de la Sinfonia : de la proposition générale cet aspect demeure d’énigmatique portée.

Avec la complicité d’un septuor vocal certes inégal mais de bonne volonté, Christof Loy donne vie aux figures de la tragicomédie. Le ténor Kristofer Lundin campe parfaitement Odoardo, dévoué favori du souverain, d’une ligne toujours minutieusement soignée – avec un récit d’une telle efficacité, l’on en vient à regretter qu’Händel n’ait pas réservé au rôle ne serait-ce qu’un petit arioso. On retrouve le baryton-basse Nathan Berg en Roi très projeté [lire nos chroniques d’Armide, Giulio Cesare in Egitto, Les Indes galantes et Thésée] qui fait son effet, malgré des recitativi parfois imprécis. Bien menée par cette robuste voix, Voli colla sua tromba initie une incarnation qui va s’améliorant, avec Invida sorte avara sans forçage, d’une ligne épurée, puis magistral Al sen ti stringo. Récemment applaudi dans Monteverdi [lire notre chronique du 28 février 2017], Rolando Villazón, qu’on connait mieux dans le répertoire belcantiste du siècle suivant, livre un attachant Lurcanio : la couleur ravit avec Del mio sol vezzosi rai dont satisfait la simplicité recouvrée du chant, loin de toute démonstration. Fort émouvant, le ténor mexicain honore d’une expressivité indéniable l’injonctif Tu vivi et donne un brillant da capo au provoquant Il tuo sangue, ardent.

Du quatuor amoureux bravement se distinguent trois gosiers, le rôle de la princesse à marier n’étant guère avantagé par une incarnation en caricature mélodramatique qui renchérit le matériau. Après avoir fait bonne impression dans l’aria d’ouverture (Vezzi, lusinghe) par une grande agilité, puis par un contre-fa fulgurant dans Orrida agli occhi miei, le soprano commence à minauder dans Volate, amori. Au bon duo complice (Se rinasce nel moi cor) succèdent surjeu et fragmentation qui signalent Mi palpita il core comme le début du pis : à partir de là, le chef semble avoir permis que l’artiste transformât l’opéra en récital, jusqu’à la dislocation du contenu. Il mio crudel martirio accuse des attaques presque jazzy et jamais tout à fait sur la note, que confirme Io ti bacio, o mano augusta, si bien qu’on évite d’écouter Kathryn Lewek par la suite.

En revanche, Christophe Dumaux, dont nous avions salué le Polinesso exemplaire à Lausanne [lire notre chronique du 15 avril 2016], poursuit une approche de plus en plus subtile du personnage. Avec des récitatifs qui font autorité, le contre-ténor offre un Coperta la frode déterminant, un terrifiant numéro de charme dans Spero che voi, un Se l’inganno sortisce felice d’une étincelante férocité, enfin l’incroyable Dover, giustizia, amor, inique bijou de ce livret, dans une ornementation solide mais point trop exubérante. De même félicite-t-on Sandrine Piau pour sa passionnante Dalinda ! Angoisse et tendresse se conjuguent dans Apri le luci, infiniment nuancé, quand la vocalise sur costante (fidèle)donne à Il primo ardor une impédance quasiment érotique. Après l’évident Se tanto piace al cor contemplatif, la rage furieuse va son cours dans Neghittosi, or voi che fate dont convainc la facilité du redondant contre-ut.

Enfin, l’on ne tarira pas d’éloges sur l’Ariodante de Cecilia Bartoli.
Exemple de dolcezza, Qui d’amor ne le cède en rien à la rafraîchissante virtuosité de Con l’ali di costanza, positivement déjanté. La masculinité confondante de l’incarnation tant corporelle que vocale, avec un grave qu’on pourrait croire d’alto garçon, résulte d’une construction assidue qui gagne la simplicité dans le duo Se rinasce nel mio cor. Et si Cieca notte bénéficie autant de fermeté que de souplesse, avec un da capo d’une plénitude invasive, de même que Dopo notte jouit d’une triomphante agilité, la clé de voûte de la soirée est scellée par un Scherza infida aux confins de la nuance, lamento qui suspend l’écoute dans une pure émotion esthétique – on en a le frisson.

Apprécié tour à tour à la tête des ensemble La Scintilla et Il canto di Orfeo (auquel on doit un fort bel enregistrement de madrigaux ferrarais et mantouans de la Renaissance), Gianluca Capuano dirige ce soir Les musiciens du Prince, orchestre baroque s’exprimant sur instruments anciens, fondé à Monte-Carlo au printemps 2016 à l’initiative de Cecilia Bartoli et encouragé par la princesse de Hanovre et Albert de Monaco. Le chef milanais [lire nos chroniques du 30 avril 2017, du 12 octobre 2016 et du 1er septembre 2012] engage une Ouverture leste, enlevée dans une pompe quasi-française qui ne s’attarde cependant pas. L’entrée est percutante autant que bonhomme est la cavatine. Le velours des cordes du ballet des nymphes, le moelleux de la musette lente puis la lumière de la musette andante font les délices d’un premier acte sans affectation où fleurissent les traits de cor. Jamais l’articulation n’est heurtée. La Sinfonia de l’acte médian survient tout en douceur, comme de très loin, dans une inflexion recueillie, à l’instar d’une page sacrée. On admire le basson dolent de l’air Scherza, infida, la noire accentuation de Se l’inganno sortisce felice, l’expressivité sainement dosée des combats d’ombres, la tonicité infernale de Neghittosi, or voi che fate et la salutaire régularité de Dopo notte. L’ultime ballet de l’happy end laisse goûter la qualité de couleurs de la fosse, le bon travail des voix du Salzburger Bachchor (préparées par Alois Glaßner) et le style irréfutable de Capuano.

BB

1« nuit de clair de lune. Champ de ruines antiques, avec vue centrée sur la porte secrète... »
2« que Némésis ne m’entende pas… »