Chroniques

par bertrand bolognesi

Armide
drame héroïque de Christoph Willibald Gluck

Opéra Comique, Paris
- 5 novembre 2022
Lilo Baur met en scène, assez désastreusement, ARMIDE de Gluck à l'Opéra Comique
© stefan brion | opéra comique

Après que Lakmé a engagé sa nouvelle saison [lire notre chronique du 30 septembre 2022], l’Opéra Comique s’attelle cette fois au drame héroïque en cinq actes Armide, composé par le plus illustre des protégés de la jeune reine autrichienne de France, Christoph Willibald Gluck, sur le livret qu’en 1685 Philippe Quinault livrait à Jean-Baptiste Lully pour son ultime tragédie en musique [lire nos chroniques des productions de Robert Carsen, Pascal Rambert, Marshall Pynkoski et David Hermann] – fort heureusement, les siècles éloignent le public du jour de la querelle du temps entre cette Armide et le Roland de Niccolò Piccinni, tragédie lyrique en trois actes jouée à quatre mois d’intervalle, qui revisitait lui-aussi le texte de Quinault, lui accordant ainsi loisir de se concentrer sur l’œuvre elle-même plutôt qu’à se laisser échauffer par quelque chamaille mondaine.

Après une Ouverture enlevée par une urgence fiévreuse, sans que jamais sa tonicité dévorante la rendît exsangue, comme en témoigne un trait de flûte de toute beauté, Christophe Rousset édifie toute la soirée d’opéra à la tête de ses Talens Lyriques, depuis la fosse de la salle Favart. Dans cet opus assez rare [lire notre chronique de la production de Mayence], la délicatesse de l’écriture de Gluck est un bonheur qu’il distille en maître avec ce qu’on osera dire une humanité vibrante. Il ne servirait de rien que le commentaire s’extasie sur tel passage d’une lecture ô combien idéale à faire redécouvrir une œuvre passionnante dont les regains de superbe sont traversés d’une énergie au chaos exquisément cultivé, si ce n’est à s’attacher plus particulièrement à la lutte avec les leurres démoniaques de l’amour et leur lot de tentations qui de l’Acte IV fait l’excitant réceptacle de heurts harmoniques, dans une conception proprement géniale, ici magnifiquement servie.

Il n’en va guère de même de la partie scénique du projet, il le faut avouer. Le décor relativement simple mais plaisant de Bruno de Lavenère, fait d’une sorte de moucharabieh contemporain, ne se révèle pas d’emblée : le chemin de néons qui entrave le cadre de scène fait obstacle à l’adaptation de l’œil à un clair-obscur délicat, de sorte que… l’on n’y voit goutte pendant plus d’un acte, aveuglé par ce dispositif. Lorsqu’enfin l’on y voit clair et que l’on peut apprécier le travail efficace de Laurent Castaingt, encore est-ce pour découvrir la mise en scène fort peu inspirée de Lilo Baur [lire nos chroniques de Dido and Æneas, La Resurrezione, Lakmé et La conférence des oiseaux], ne prenant point la peine d’une direction d’acteurs et moins encore celle de coordonner les mouvements. Ainsi le plateau est-il laissé dans une confusion certaine que la mièvrerie de l’illustration des pastorales rend plus indigeste encore, malgré l’hirsutisme joyeux de la vêture imaginée par Alain Blanchot.

La distribution vocale offre plusieurs incarnations notables. Si l’on passe sur une déclamation française souvent mise à mal, on aimera l’évolution de Véronique Gens dans le rôle-titre qui déploie un instrument aujourd’hui puissant et tragique à souhait, jusqu’à un cinquième acte qu’elle magnifie. Il est fort regrettable que plusieurs de ses airs soient, selon un curieux caprice de mise en scène, parasités par un malencontreux piétinement qui en vient ternir la perception. La générosité du timbre et de l’impact d’Anaïk Morel fait de La Haine une allégorie attachante, tant le chant fait autorité [lire nos chroniques de Dialogues des carmélites, Die schweigsame Frau, Die Walküre, Carmen, Werther, enfin d’Ariane et Barbe-Bleue à Lyon puis à Nancy]. Des deux soprani à se partager les rôles secondaires, la préférence va vers Apolline Raï-Westphal (Phénice, Lucinde, Plaisir, Naïade), plus précise quant à l’intonation.

Trois chanteurs rivalisent de compétence quant à la diction, par eux parfaitement assumée. On reconnaît avec bonheur Edwin Crossley-Mercer en Hidraot très égal quant au grain de la voix, splendide, doté d’une émission ferme et facile [lire nos chroniques de Winterreise, L’amour coupable, La Cenerentola, Castor et Pollux, Così fan tutte au Festival d’Aix-en-Provence et à Paris, Alceste, Orlando paladino, Les Indes galantes, Moïse et Pharaon]. Dans les parties d’Artémidore puis du Chevalier danois, le ténor Enguerrand de Hys se montre tour à tour d’une douceur charmeuse puis nettement plus tonique [lire nos chroniques de La jacquerie, L'île du rêve, Fantasio, Phèdre, Roméo et Juliette, L’inondation et Trois contes]. On admire l’extrême précision de son chant comme de son français, qualités qu’il partage avec le baryton Philippe Estèphe, Aronte et Ubalde bien campés, très présents [lire nos chroniques de Peer Gynt, Die Zauberflöte, Le comte Ory, La Cenerentola et Lancelot]. Aussi ces deux-là portent-ils au sommet le quatrième acte. Enfin, il faut applaudir les artistes du chœur Les Éléments, dûment préparés par Joël Suhubiette, qui signe des interventions léchées. Du 7 au 15 novembre, cinq représentations accueilleront les mélomanes désireux d’entendre Armide de Gluck.

BB